Mr. Morale & The Big Steppers

Kendrick Lamar

Top Dawg Entertainement  – 2022
par Yoofat, le 18 mai 2022
8

Cinq années que l'on attend ce jour. Depuis l'immense succès qu'a été DAMN.Kendrick Lamar est devenu plus grand que le rap lui-même. Cinq longues années au cours desquelles on aurait pu espérer qu'un autre MC prétende au trône, mais qui n'ont vu se succéder que des étoiles filantes, des MC loupant le coche (coucou Cordae) ou des popstars déguisées en rappeurs.

L'an dernier, un communiqué énigmatique signé oklama (prononcez oké-lama) nous en disait un peu plus sur son état d'esprit et les raisons de son isolement. "L'amour, la perte, le chagrin ont chamboulé ma zone de confort, mais la lueur du Tout-Puissant s'exprime à travers ma musique et ma famille". Ces quelques mots sont essentiels au moment d'appréhender son nouveau projet, le dernier album pour son label de toujours, Top Dawg Entertainement. Mais avant d'entamer une nouvelle aventure avec sa propre société, pgLang, Kendrick se devait de soigner ses adieux avec TDE. 

Dans une position relativement comparable à celle de Kanye West époque The Life of Pablo, Kendrick Lamar se permet d'emprunter certaines notions à ce dernier. Dans l'ambition, dans la composition, dans la structure et l'amplitude de l'album, Mr. Morale & The Big Steppers ressemble beaucoup au septième album de Yeezy. Seulement, bien sûr, Kendrick Lamar n'est pas Kanye West, même si une réécoute approfondie des textes de l'album prouveront que les deux hommes ont bien plus en commun qu'il n'y paraît. Néanmoins, l'un et l'autre ont des objectifs bien distincts musicalement. En 2013, lors de la sa fameuse interview avec Zane Lowe, l'auteur de Yeezus exprimait explicitement son besoin de « fuck shit up », de créer la B.O. de la frustration et du chaos à travers sa musique. La vision de Kendrick et de ce que sa musique doit apporter est tout autre : lui travaille pour l'harmonie et la tranquillité d'esprit. Les chemins empruntés sont sensiblement similaires, mais la quête est autre. 

Divisé en deux disques de neuf pistes chacun, Mr. Morale & The Big Steppers n'a pas pour ambition de sauver la culture afro-américaine comme l’a ambitionné To Pimp a Butterfly. Davantage centrées sur leur auteur, ces deux parties vont retracer cinq années de sa vie à travers ses nouvelles accointances et ses anciens traumatismes. Avec la verve qu'on lui connaît, le natif de Compton nous invite dans son intimité la plus dérangeante, de l'hypervirilité que son père a voulu lui imposer dès le plus jeune âge à son addiction au sexe tout récemment assumée. Si la première partie, « Big Steppers », fait plutôt un état des lieux du statut de père de famille/époux, la deuxième, « Mr. Morale » donc, est celle où Kendrick Lamar semble creuser plus profondément qu’à son habitude afin de soigner son chagrin et panser ses traumatismes précoces. Le point de vue n'est pas le même, mais les thèmes sont sensiblement similaires, tous liés de très près à sa vie de famille, et à son devoir d'exemplarité inhérent à son rôle de père et à son statut d'icône de la culture afro-américaine. 

Épaulé dans la narration par sa femme Whitney et l'écrivain allemand Eckhart Tolle, le rappeur se sert de ces deux voix pour montrer la sinuosité du chemin, et la nécessité d'être bien entouré. On entend par exemple sa femme l'encourager vivement à consulter un psychologue au début de « Father Time », grand morceau – en collaboration avec SAMPHA – durant lequel une magnifique boucle de piano accompagne les énumérations d'un homme se remémorant les torts inculqués par son père dès le plus jeune âge. On entend Eckhart Tolle sur la partie plus introspective qu'est « Mr. Morale », notamment sur l'interlude de « Savior » servi par le cousin Baby Keem, plus inspiré encore qu’à l’accoutumée et narrant avec exhaustivité ses troubles familiaux. 

Un autre trublion s'invite à la narration, et non des moindres ; il s'agit de Kodak Black. Condamné pour agression sexuelle sur mineure l'an passé après avoir eu des mots plus que déplacés à l'encontre de Lauren London, veuve du regretté Nipsey Hussle, il va sans dire que son cas a divisé un grand nombre de fans s'attendant à du joli rap de gendre idéal. Kendrick Lamar avait pourtant déjà prêté main forte à XXX Tentacion, quand Spotify avait menacé de supprimer son catalogue de leur plateforme, et montre là encore son dédain pour la cancel culture en invitant le Floridien sur plusieurs pistes de l'album. «Like it when they pro-black, but I'm more Kodak Black », rime-t-il sur « Savior ». Kendrick ne sera donc pas ce sauveur parfait que le monde de Twitter attendait, malgré des prises de position d'une intelligence et d'une justesse admirables sur la communauté LGBTQ+ (« Aunty Diaries ») ou sur les agressions sexuelles occultées de manière récurrente dans les foyers afro-américains et dont a été victime sa mère (« Mother I Sober »). Et même quand Kendrick Lamar imite Eminem en train de buter Kim sur une incroyable production à la Griselda avec « We Cry Together » (accompagnée de l'actrice Taylour Paige), le résultat s'approche de la perfection. Entre la violence gratuite, les voix criardes ou les digressions insensées, la dispute fictive à laquelle le duo s'adonne est l'un des moments forts du projet, voire de la discographie tout entière de Kendrick Lamar.

Un album aussi attendu que Mr. Morale & The Big Steppers se devait d'être irréprochable dans sa forme. Et même si l'on peut pointer du doigt de clairs manques d'audaces (« Purple Hearts » ou « Die Hard ») voire même une potentielle faute de goût (« Crown » qui dure au moins 2 minutes de trop), la promesse est largement tenue. Et si Kendrick n’a jamais été le novateur qu’a pu être Kanye, son brio a toujours consisté à mener ses concepts et ses idées, comme les manières qu’il emprunte aux autres, vers une excellence que personne ne pouvait atteindre, si ce n’est lui. Les deux artistes partagent pourtant une grande qualité, rarissime : la maitrise du temps. Tout comme l’avait initié Kanye avec TLOP, Kendrick a mis le temps au service de son dernier album qui, justement, ne s’inscrit plus ni dans le game, ni dans son époque. En choisissant des productions en apparence classiques et traditionnelles, appartenant à d’autres genres que le rap – du jazz au gospel – Kendrick s’assure de livrer un caractère universel et atemporel à son message, qui vaut alors pour toutes et tous, tout le temps. Dans ce sens, les quelques passages plus trap apportent une couleur plus moderne, pour ancrer par endroits ce discours humain dans la folie du monde d’aujourd’hui.

En faisant passer cette modernité mélodique au second plan, il ne s’agirait dès lors plus pour Kendrick Lamar de produire des bangers en série, dont la composition certes séduisante pourrait cependant trahir son projet, au risque de perdre une part de son public. Avec son nouveau statut de superstar, l’artiste peut enfin se permettre de sublimer comme il l’entend son propre chemin de croix. Par sa composition particulière, Mr. Morale & the Big Steppers vient clairement confirmer la nécessité pour Kendrick de faire sa route seul, loin des contraintes qui pourraient découler des attentes du public comme celles d’un label. Le refrain de « Crown » livre d’ailleurs une confession qui appuie ce constat, « No, I can’t please everybody », quand il ne déclare pas tout simplement dans l’outro « Mirror », « I choose me, I’m sorry ». 

Après avoir posté « The Heart pt. 5 », peu avant la sortie du double-album, oklama avait ensuite posté ce message sur Instagram : « I am. All of us ». Comme s’il fallait être soi-même avant de rendre service à la communauté, qui nous définit elle-même en retour ; se grandir soi, avant de pouvoir changer le monde. Presque sacré, le message de cet album ne devrait en réalité soulever qu’une seule question : comment un album aussi personnel peut-il être aussi altruiste à la fois ?

En Choctaw, « oklama » veut dire « mon peuple ».