MOTOMAMI
Rosalía
Faut-il toujours craindre l’album suivant ? Cela dépend, mais l’excitation et l’appréhension sont souvent proportionnelles à la qualité du prédécesseur. Trop nombreux·ses sont les artistes incapables de se défaire du classique qui a fait décoller leur carrière. Avec Rosalía, on aurait pu se faire du souci. En trois ans et demi, son chef-oeuvre El mal querer a eu le temps d’infuser dans les conduits auditifs du monde entier, se propageant au-delà des nations et des couches démographiques. Que l’on vienne de la péninsule ibérique, du nouveau Continent ou que l’on ne comprenne pas un traître mot d’espagnol, son flamenco revisité a su faire chavirer les cœurs des mélomanes comme ceux des moldus.
Mais non contente de dépoussiérer un style alors relégué au folklore andalou et de décomplexer des artistes espagnols sur leurs racines musicales (on pense à son ex-boyfriend C. Tangana), la Catalane a voulu voir encore plus grand. Depuis 2019, les quelques singles disséminés pour sa première fanbase ne l’ont jamais écartée d’un nouvel objectif : devenir une des plus grandes popstars mondiales. Rangeant pour un temps les cordes en nylon et les mains qui font "clap clap", Rosalía a élaboré une stratégie en deux étapes.
D’abord, le reggaeton comme arme de destruction massive. Ce n’est un secret pour personne, l’Amérique latine est une fantastique machine à fantasmes et la Rosalía n’est pas la première descendante de conquistadors à tenter de prendre la vague en cours de route. Difficile d’ailleurs de lui reprocher grand-chose, tant sa qualité d’interprète et la technique du "featuring avec un artiste local pour que ça passe mieux "(s/o Drake sensei) font taire les mauvaises langues qui pourraient crier à l’appropriation culturelle. "Yo x Ti, Tu x Mi" avec un Portoricain (Ozuna), "Con Altura" avec un Argentin (J Balvin), « Linda » avec une Dominicaine (Tokischa) et "TKN" avec un Américain (Travis Scott, pas vraiment un Latino, mais en espagnol por favor) : des bangers qui ont fait passer la chanteuse du statut de curiosité hispanique à libératrice de déhanchés internationale.
Face à ce succès, on aurait pu craindre qu’elle tombe dans les tubes estivaux évidents. Mais l’Espagnole a pensé à tout : de sensibles ballades pop ont étalé de la pommade sur nos coups de soleil et hydraté nos estomacs imbibés à 15 % d’alcool. "Dio$ No$ Libre de Dinero", "Barefoot In The Park" sur l’excellent album de James Blake, "Lo Vas A Oldivar" avec Billie Eilish pour la BO d’Euphoria… Entre danse et larmes, ces nouveaux titres l’ont fait tutoyer les têtes d’affiches et enflammer le monde entier, sans jamais vraiment déflorer l’intensité et l’émotion de sa voix. De quoi préparer un beau retour.
Comme on peut le comprendre par son titre, MOTOMAMI ("meuf-moto" en français) s’appuie sur ces deux piliers. Du synthétique et de l’expérimental pour la moto, de l’organique et du sensible pour la meuf. Le flamenco désormais relégué au rôle de flashback, voire de clin d’œil, les rythmiques électroniques chaloupées et les trémolos tire-larmes s’enchaînent. À en frôler la caricature sur la deuxième moitié de l’album, où chaque boum-boum ("CHICKEN TERIYAKI", "DIABLO", "LA COMBI VERSACE"…) est succédé par un snif-snif ("HENTAI", "G3 N15", "DELIRIO DE GRANDEZA"...).
Toutefois et malgré cette symétrie un peu agaçante, résumer les couleurs musicales de l’album à des onomatopées serait franchement malhonnête. Chaque morceau regorge d’éléments au moins étonnants, au mieux carrément ovniesques. Les chansons, comme découpées au scalpel (où à la scie sauteuse), vont et viennent dans un joyeux bordel finalement plutôt cohérent. Cette créativité s’explique en partie par une équipe XXL digne d’un séminaire de Kanye West : au producteur exécutif Pablo Diaz-Reixa (aka El Guincho, omniprésent sur El mal querer) s’ajoutent les musiciens David Rodriguez et Noah Goldstein (notamment connu pour ses faits d’armes sur Life of Pablo), ainsi que les interventions épisodiques de la productrice argentine TAYHANA sur le très Arca-esque « CUuuuuuuute », des Neptunes sur le titre éponyme ou de James Blake sur des chœurs de « DIABLO ». D’autant plus que ces prouesses de producteurs sont toujours mises au service de l’interprétation impeccable de la chanteuse, capable de passer de l’intimiste au grandiloquent en seulement quelques minutes.
Dans MOTOMAMI, il y a de la pop, du hip-hop, du reggaeton, du flamenco, de l’indus', du jazz, de la bachata (avec The Weeknd dessus), de la champeta et des références à la culture japonaise, mais il y a surtout beaucoup de Rosalía. Une artiste qui parvient toujours à imprégner ses mélodies imparables d’un avant-gardisme à toute épreuve. De quoi marquer toute une époque, et faire de l’ombre aux plus grands.