Morning/Evening
Four Tet
Four Tet n’est pas un génie. Il ne l’était pas lorsqu'il a entamé son vrai tournant musical au début des années 2000, et il ne l’est pas plus au moment de produire aujourd’hui Omar Souleyman, Neneh Cherry ou de collaborer avec Burial. Four Tet est un voyageur, un homme qui va partout où son talent et sa vision peuvent l’emmener. En chemin, il produit autant de belles choses qu’il se chie dessus avec élégance.
Cela suffirait à en faire un génie, d’autant plus qu’il est capable d’enchaîner de la bossa nova sur du Madvillain dans une sélection mixée. Mais arrêtons de créer de la mythologie dans le vent. Profitons enfin de ce qui est véritablement offert afin d’en forger l'avis le plus mesuré possible. Cet homme-là le mérite bien, au-delà du ponçage de burnes des dandys du bon goût à chaque évocation de l’Anglais.
Car Kieran Hebden est fort, très fort même. Une force tirée de l’immense recul qu’il prend sur les choses qui font la musique. Un amour des genres, des formes, des rythmes qui ramène la composition à une grande réserve naturelle, où l’homme n’a qu’à se baisser pour ramasser ce qui fera les contours de son prochain ouvrage. Toutes les musiques devraient être conçues comme celle de Kieran Hebden. Rien ne devrait pouvoir entraver la liberté d’écrire de la forme et du fond.
Cette humanité des choix et cette vigueur conceptuelle n’empêchent pas pour autant le foirage (nombre de ses œuvres sont d’une chiante prétention) mais lui apportent toujours la légitimité de l’explorateur, du courageux. En 2015, Kieran Hebden est légitime. Tout le temps et partout, quoi qu’il fasse.
Dans cette distorsion totale de l’approche critique, il n’en faut pourtant pas beaucoup pour y voir clair. Simplement s’asseoir, prendre du recul comme il sait si bien le faire et trier le bon grain de l’ivraie. A partir de là, le trip de Morning/Evening peut devenir total. Une incantation indienne (avec ce sample de Lata Mangeshkar pour le film Souten, non crédité alors qu’il forme l’inspiration viscérale de ces deux titres) simple dans l’écriture et belle comme un cliché. Un lever de soleil sur les bords du Gange, qui se décline en jolis kicks techno, en un mantra d’abord binaire (« Morning Side ») puis en une gueule de bois analogique toujours dans le thème ("Evening Side"), qui rappellerait le I’m Happy, I’m Singing and a 1,2,3,4 de Jim O’Rourke dans une version Bollywood. Un miroir biface qui rappelle le Fizheuer/Ziheuer de Ricardo Villalobos, monté comme une électronique ethnique un peu fainéante, moins intellectualisée, mais pas moins belle sur les écrans.
Voilà ce qu’est Four Tet aujourd’hui, sans devoir justifier d'un héritage prétendument divin : un mec capable de pomper un sample sans jamais rendre grâce, de ressasser l’étendue de ses ressources, d’être la pute de mecs plus techniques que lui sur quarante minutes, mais finalement de nous sortir un grand album débarqué de nulle part. Innocemment, avec des recours simplistes et l’impression de ne jamais y toucher. Un démiurge tout au plus, et c’est déjà énorme.