Modern English Decoration
Ulrika Spacek
Quiconque s'est déjà rendu à la Route du Rock ces dernières années peut témoigner du respect quasi-biblique que vouent les ouailles de la nouvelle génération aux apôtres du shoegaze. Après Slowdive en 2014, Ride en 2015 et Lush en 2016, c'est The Jesus & Marcy Chain qui figurera en première ligne de l'affiche du festival malouin cette année. Une consécration symbolique inespérée pour un mouvement relégué aux confins de l'underground au début des années 90 avec l'émergence du grunge et de la britpop.
Originaire de Reading, ville berceau du shoegaze, Ulrika Spacek a réussi, malgré sa phonétique disgracieuse, à se faire un nom auprès de la critique l'année dernière avec son Album Paranoia. Ainsi, l'espoir était permis de croire que ce registre avait encore des choses à raconter, dans un style restreint aux références particulièrement aliénantes. C'est pourtant jusqu'au plus profond de son patrimoine génétique que ce groupe semble porter l'héritage de ses aînés. Au delà des formations suscitées, c'est surtout le nom de Sonic Youth qui fait obstinément écho à ses envolées fuzz. Toutefois, ça serait faire injure au talent évident des Anglais que de s'acharner sur cette question des influences. Pour convaincre les plus sceptiques, il suffit de se pencher sur leur reprise de "Lady Godiva's Operation" sorti il y a quelques mois sur leur Everything: All the Time EP. Une réinterprétation exaltante, d'une élégance si évidente qu'elle ferait passer l'originale du Velvet Underground pour un vestige antique et primitif de fouille archéologique, témoin low-fi d'une période révolue.
Prenant en compte toutes ces considérations, que dire de ce second album? Tenons-nous en aux qualificatifs pour commencer: Modern English Decoration est un putain de bon disque de rock. C'est inspiré, efficace et d'un magnétisme irrésistible qui confine vite à l'addiction. La composition, planante et enivrante, progresse souvent vers une plénitude exutoire, malgré une propension initiale au spleen manifeste. Exprimée avec une telle subtilité, cette forme de mélancolie semble dotée de propriétés cathartiques qui lui permet de provoquer chez l'auditeur un certain enivrement. Car une des grandes qualités d'Ulrika Spacek réside dans sa capacité à souffler le chaud comme le froid, à passer d'une léthargie cotonneuse portée par un chant blasé, quasi neurasthénique, à des sursauts jouissifs vers d'imprévisibles climaxs. Lorsque le rythme s'emballe et que la mélodie s'élève ainsi, c'est l'ensemble des parties présentes qui semblent battre parfaitement à l'unisson. A titre d'exemple, on pourrait se pencher sur le titre "Full of Men" et son inextricable progression, ascension sans fin aussi implacable qu'un Mont Ventoux malgré une structure d'un classicisme confondant.
Toute la force d'Ulrika Spacek réside là, dans la si puissante alchimie de ses membres qui leur permet de transformer une formule infiniment rabâchée en une fiction poétique singulière et évocatrice. A défaut de pouvoir se vanter de la primeur d'un registre impossible à réinventer, les Anglais excellent dans l'art de parfaire avec élégance cette matière, et d'instiller chez son auditoire un sentiment de jubilation contrasté mais authentique.