Mestarin Kynsi
Oranssi Pazuzu
S’il y a bien une seule courbe dont on apprécie la croissance exponentielle, c’est celle qui mesure la progression d’Oranssi Pazuzu depuis ses débuts en 2009. Avec une constance remarquable, le groupe finlandais est en effet toujours parvenu à hisser son niveau un cran plus haut sur chacun de ses albums, puis deux, puis trois, etc. La recette du succès ? Proposer un black metal qui n’en a que l’apparence – surtout vocale -, solidement épaulé par des compositions qui puisent plutôt leur inspiration dans un rock psychédélique futuriste, bourré de références aux vieux films de science-fiction.
Le dernier disque en date, Värähtelijä sorti en 2016, présentait déjà tous les traits du chef-d’œuvre absolu, ce genre d’album qu’on déguste inlassablement, en frémissant à chaque fois qu’un blast beat cède le témoin à un synthé rétro tombé d’on ne sait quelle galaxie. Pour le dire franchement, même si on attendait cette cuvée 2020 de pied ferme, on avait quelques doutes sur la capacité de ce groupe à faire encore mieux. Bien mal nous a pris.
Ça en deviendrait presque lassant, mais il faut bien reconnaître pour notre plus grand bonheur que Mestarin Kynsi est un putain de disque, de la catégorie des tous grands. On parle bien ici d’un album qui va marquer l’Histoire du métal, de ceux comme on n’en pond pas cinq sur une décennie. En 2020, Oranssi Pazuzu se promène tout simplement sur le toit du monde. À l’instar de Yob, Bell Witch ou Amenra qui ont ressuscité le doom en lui injectant une dose de spiritualité, les Finlandais écrivent à eux seuls l'une des plus belles pages du black metal actuel. Mais de quel black metal parle-t-on ? D’une musique hurlée, brûlante certes, mais qui se décline sur des voies rarement explorées dans des styles aussi extrêmes.
L’intro du morceau d’ouverture illustre à elle seule le génie de cet album : la répétition d’un motif qui n’a rien de métallique prend immédiatement le dessus, avant de se faire terrasser par un synthé aux accents qui semblent sortis tout droit d’un album de Wagon Christ du début des années 2000. C’est culotté, mais ça marche à fond. Le climat s’installe, Oranssi Pazuzu joue comme à son habitude sur les limites : les harmonisations improbables qu’ils osent sonneraient faux chez n’importe quel autre groupe. Chez eux, ça passe crème. Et quand la guitare débarque finalement après déjà cinq minutes d’une ambiance plus tendue qu’un élastique de masque FFP2, elle s’encastre directement sur un deuxième synthé encore plus tordu que son prédécesseur. Et voilà leur « patte » : parvenir à faire rouler sur du velours des combinaisons de sons qui, selon toute logique, auraient dû mener à un désastre épouvantable. Même le fan le plus assidu s’en prend plein la gueule. Chaque revirement secoue, surprend, maltraite.
Le constat est sans appel : au bout de cinq albums à triturer les textures comme personne d’autre, Oranssi Pazuzu arrive encore à faire mal là où on ne les attendait pas. « Uusi Teknokratia » constitue un autre exemple de la puissance créatrice exceptionnelle de cet album : alors qu’on se croit embarqué dans un morceau up tempo, celui-ci s’arrête subitement à mi-chemin, nous disperse sur un pastiche de musique concrète à la Steve Reich, avant de remettre un coup d’accélérateur en superposant ses deux thèmes précédents et de finir le tout sur des chœurs enjoués. Mais bon Dieu, comment font-ils ? Ces mecs sont des génies, point barre. D’ailleurs, en sortant de cet album, on se demande si on a vraiment écouté un disque de métal, tant l’idée d’expérimentation inédite domine. Attention : on ne parle pas ici d’expérience sans filet, mais bien d’une maîtrise totale et absolue dans une démarche de renversement de tous les codes habituels des musiques extrêmes. À ce titre, l’écoute d’Oranssi Pazuzu devient un plaisir qui nous rapproche autant des productions de Tomaga ou BEAK> que des détonations de Mayhem. Le cocktail parait imbuvable sur le papier, mais on vient pourtant de s'en enfiler une caisse.