MERCY
John Cale
C’est quand même dommage qu’un type de 80 ans soit toujours obligé de justifier son existence même. J’ai sorti ma petite calculette : John Cale a 57 ans de carrière au compteur. Sur ces 57 années, seuls trois ont été passées au sein du Velvet Underground. On pourrait même dire que c’est en quittant le groupe que son travail débute vraiment. Et pourtant, tous les papiers qui essaieront de dire quelque chose de son dernier disque, celui-ci inclus, commenceront par parler de ces trois pauvres années vécues il y a soixante-ans par un type qui n’aurait probablement rien à se dire à lui-même tant il a changé.
Et si vous n’avez en mémoire de John Cale que quelques titres de ses golden years, gare à la surprise. Comme si la froideur d’un monde à venir coïncidait avec la lassitude que la vie apporte à quelqu’un qui aurait comme trop vécu pendant toutes ces années, MERCY n’est pas un disque dans lequel on peut immédiatement s’enrouler. C’est tout de même important de le noter : John Cale est un artiste qui a toujours véhiculé et participé à la création d’un univers régi par la chanson. Attaché à la tradition galloise et aux chants de son enfance, captivé par le crin-crin des violons recalés de tous les orchestres, il a œuvré pour que la chanson dans son sens le plus pur ne quitte jamais réellement l’univers de la pop. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on se rappelle de son travail de producteur pour Patti Smith, Nico ou ce dingo de Jonathan Richman. Il y a chez John Cale une conviction inébranlable que le bourdon, les rondes et les refrains relient les humains de tout un continent, des hérauts médiévaux jusqu’aux fêtes de village du fin fond du Royaume-Uni encore aujourd’hui. On le percevait en 1971 lorsqu’il travaillait avec Terry Riley sur le répétitif et très folk Church Of Anthrax, et on le percevait en 2016 lorsqu’il publiait un Fragments Of A Rainy Season.
N’exagérons rien : la chanson et le chant sont toujours essentiels à la musique de John Cale, mais sur MERCY, disons simplement que ce n’est probablement pas la priorité. Le sens de ce disque semble plutôt être la rencontre entre sa voix désormais tremblante, mais toujours si juste, et une vague de productions instrumentales qui la plonge dans un nuage électronique aux accents ambient. Il suffit d’écouter comme le magnifique hommage à Nico (décédée en 1988) intitulé « MOONSTRUCK (Nico’s Song) » a tout d’un morceau en train de fondre dans son époque. C’est de cette construction artistique que vient la mélancolie qui pousse lentement et tendrement à travers tout le disque.
Alors, MERCY est-il une énième production d’une génération qui devrait laisser la place à la suivante ? Bien au contraire, MERCY est un disque qui montre à quel point avoir 80 piges en 2023, c’est vivre en 2023. Sans en faire trop, John Cale se met en retrait et laisse parler à travers lui des influences récentes (house, techno, hip-hop); mais surtout, il s’annonce avec une flopée de featurings tous plus excitants les uns que les autres. On ne sera finalement pas si étonné de retrouver les mélodies de Weyes Blood ou le duo Sylvan Esso, qui laisse tant la place à la chanson dans ses propres disques, mais on sera peut-être plus surpris de voir débarquer Laurel Halo, Animal Collective ou Actress. Particulièrement avec ce dernier, on sent toute la capacité de deux artistes à s’écouter et à se comprendre dans l’agencement de « MARYLIN MONROE’S LEGS (beauty elsewhere). Par contre, John Cale aura cédé à la mode du tout majuscule, qu’on croyait plutôt efficace sur YouTube, mais APPAREMMENT LE CLAVIER EST BLOQUÉ.
Dans une année 2023 où certaines affiches de festivals ressemblent aux affiches de 2005 (coucou Rock en Seine), MERCY est un magnifique dépassement de l’idée d’épuisement créatif. Aidé par ses contemporains, soutenus par les morts et les souvenirs, John Cale est à nouveau en train de devenir lui-même.