Melt My Eyez, See Your Future
Denzel Curry
Avec ZUU puis Unlocked, Denzel Curry a franchi un cap : il est devenu une valeur sûre. C’est aujourd’hui un artiste complet, une boule d’énergie capable du banger le plus salace comme du kickage le plus abouti. Forcément, à ce degré de maîtrise, on est tentés de l’imaginer tout en haut de sa montagne russe, dans une position où la chute semble la seule option. Qu’on se rassure : Melt My Eyez, See Your Future est tout simplement son meilleur disque.
Pour en parler, on a bien envie de convoquer le plus présent des rappeurs absents : Kendrick Lamar. Tout comme le nouveau pape de Compton, le MC de Carol City a emprunté le chemin sinueux du format mixtape, évacué les expérimentations les moins pertinentes sur des disques gratuits, et joué la carte de la rareté. En somme, Curry s’est donné les moyens de s’offrir aujourd'hui son To Pimp A Butterfly, soit le point de sa carrière qui lui permet de rebattre les cartes et de se placer dans les angles où son public l’attend le moins. Comme IGOR de Tyler, The Creator, comme Sometimes I Might Be Introvert de Little Simz, comme The Love Below d’André 3000, Melt My Eyez, See Your Future est un disque de rupture, qui établit définitivement une ambition, un personnage, un segment de pop culture au sein d'une discographie déjà pleine de qualités.
Tous ces disques partagent en tout cas un point commun: ils retournent aux sources, non plus en considérant le rap comme norme unique mais en l’inscrivant dans un large continuum de musiques ébènes qui part du blues. Un choix judicieux qui permet à Denzel Curry de s’émanciper d’une musique qui a fait de son économie de moyens une norme étriquée, un matériau brut peu compatible avec les tâtonnements acoustiques. Si l’on évoque volontiers To Pimp A Butterfly, ce n’est pas anodin : sur ce cinquième disque, l’influence des Soulquarians est également omniprésente. On y retrouve pléthore de respirations organiques, parmi lesquelles les cascades de Rhodes de Robert Glasper qui emboîtent le pas aux boîtes à rythmes clinquantes de la Miami Bass, ou à l’énergie de la trap d’Atlanta. Moins jazz dans l'esprit que TPAB, mais soucieux lui aussi de faire du neuf avec du vieux, Melt My Eyez, See Your Future laisse apparaître un Denzel Curry moins tempétueux, mieux calé sur les ambiances. Il se montre logiquement plus enclin à parler de ses doutes ou de sa peur du lendemain, sans oublier d’égratigner l’Amérique post-Donald Trump.
Disque au fil rouge élégant qui laisse suffisamment de place aux copains qu’on adore (parmi lesquels un JID et un slowthai en pleine possession de leurs moyens), Melt My Eyez, See Your Future confirme l’excellent run discographique entamé avec TA13OO il y a quatre ans. S’il ne fait pas complètement abstraction du charisme de rockstar de son auteur, il n’en demeure pas moins un exercice de style profondément apaisé et apaisant. Avec un disque aussi remarquablement bien écrit et mis en musique, il nous reste à espérer que ce matériau de base puisse être sublimé sur une scène.