Mass VI
Amenra
Quand on tutoie les sommets, survient inévitablement le moment de la remise en question, cet instant charnière où, parce qu’on n’a plus rien à prouver, on a tout à perdre. Il n’y avait pas de raison qu’Amenra échappe à la règle. C’est précisément le dilemme qui a dû se poser au moment d’écrire ce sixième album : répliquer une formule qui a fait ses armes au risque de lasser ou oser quitter sa zone de confort, quitte à déplaire à un public fidèle, durement conquis depuis près de 15 ans. Verdict à l’écoute de Mass VI : c’est clairement la voie de la rupture qui a été retenue, avec un résultat voué à en dérouter plus d’un. Et c’est tant mieux.
« Children of the Eye » entame bel et bien l’album sur un thème certifié Amenra 100% pur jus, avec ce grain de guitare si particulier en guise de pulpe et la voix aiguisée de Colin H. Van Eeckhout dans le rôle des fruits entiers. C’est dur, c’est lourd, ça cogne, ça saigne de partout. Or, au bout d’un peu plus de cinq minutes à superposer les couches de noir foncé, plutôt que d’enfoncer le clou encore plus profondément, la composition marque un temps d’arrêt. Comme pour mieux contempler la plaie béante qui vient d’être infligée, le titre s’élève. Jusque là cinglantes, les guitares s’éclaircissent. Au milieu de cette brume, la voix s’attendrit, souffle sur les blessures encore tièdes. Du jamais entendu chez Amenra. Evidemment, le répit ne dure qu’un temps. Si le groupe prend de la hauteur, c’est pour mieux plonger sur sa proie et terminer cette piste d’ouverture dans un déchirement total.
Après un interlude en Néerlandais, l’album repart de plus belle avec « Plus près de toi », un titre qu’auraient pu revendiquer les Français de Celeste, si la teinte black metal imprimée par les guitares n’avait été diluée dans un jeu de batterie mid tempo, typique du coup de patte des Courtraisiens. Le morceau célèbre son propre embrasement et suit les voies toutes tracées de l’auto-combustion. Mais voilà qu’à mi-chemin, à nouveau, la flamme vacille. Les fumées se dissipent et laissent pénétrer une lumière salvatrice qu’on n’espérait plus. La voix haut perchée – en Français s’il vous plait – implore une forme de pardon avant de sombrer dans les hurlements bestiaux. Les guitares rétrogradent avant de se cambrer dans une ultime sortie de route plus mélodique que jamais. Fin du deuxième round et c’est déjà le KO.
Le temps de recouvrer ses esprits, c’est un autre spoken word dans la langue de Vondel qui sert de rampe de lancement pour « A Solitary Reign », point culminant de ce sixième album emmené par un arpège de guitare en son clair qui rompt définitivement avec la réputation d’assommoir d’Amenra. Tiraillé entre les riffs en béton armé qui ont fait sa marque de fabrique et des envolées plus poétiques, le groupe y entasse tout ce qu’il fait de mieux : brusquer, hérisser, révulser, mais surtout émouvoir.
C’est à « Diaken » que revient la lourde tâche de clore ce disque. D’emblée, celui-ci imprime un climat pesant, presque tribal, qui n’est pas sans évoquer les rois Om. La tempête ne tarde pas à surgir et ravage tout sur son passage, histoire de dégager la voie pour un final en roue libre. Sauf que… Sauf que Mass VI n’est comme aucun de ses prédécesseurs. Avant un uppercut final qui laisse sans voix, l’album se permet un ultime détour par des registres plus éthérés. L’effet est dévastateur : comme un anesthésiant trop faible qui serait appliqué sur la peau avant de se faire transpercer de part en part par une lame grossièrement aiguisée. Putain que ça fait mal…
Le bilan de ce sixième album est indissociable de celui de la carrière d’Amenra. Après s’être répandu dans d’innombrables side projects (Oathbreaker, Syndrome, CHVE, Wiegedood, Hessian, Kingdom), le groupe jouait gros et risquait même de pâtir du succès de ses propres rejetons. Surtout sur une scène post-metal / sludge / doom qui, de Neurosis à Yob, va devoir se décarcasser pour maintenir une flamme qu’elle a abondamment alimentée ces dernières années à coups d’albums qui feront l’Histoire.
Dans ce contexte, impossible de ne pas saluer la démarche d’Amenra : osée et en rupture radicale par rapport à une recette savamment rodée. Naguère présentée comme un bloc de granit impénétrable, la musique des Courtraisiens ne masque plus ses émotions sous des tonnes de gravas et révèle désormais des fissures qui la rendent encore plus sincère et touchante. En assumant pleinement ses contrastes, l’album n’est pourtant ni moins sombre ni moins dérangeant que les précédents. Au contraire, il interpelle et froissera certainement une partie des fans de la première heure. C’était sans doute le prix à payer pour ne pas sombrer dans la routine. Et donc rester de ce monde.