Magic & Return
Fenn O'Berg
Editions Mego mène une activité prolifique depuis des lustres, et l’écurie autrichienne se tient droite depuis tout ce temps, comme un modèle inégalé au sein de la galaxie électronique expérimentale. Mais quand elle ne passe pas le plus clair de son temps à illuminer les sentiers inexplorés grâce à ses explorateurs fous (Mika Vainio, Robin Fox), celle-ci peut se permettre de rééditer les classiques inébranlables de son catalogue. On a eu droit dans un premier temps au chef d’œuvre pop/électro-acoustique de Jim O’Rourke (I'm Happy, and I'm Singing and A 1,2,3,4) complété d’un disque supplémentaire, et voilà que nous revient le trio infernal Fenn O’Berg. Pour ceux qui l’ignorent encore, Fenn O’Berg est tout ce que la musique électronique attendait comme formation de l’extrême : un trio formé par trois des plus grands héros que les musiques électroniques aux goûts d’aventure ont pu nous présenter. D’un côté le grand Fennesz, monstre sacré du changement et de l’invective à cinq cordes ; en face de lui, Jim O’Rourke, le producteur inévitable et parrain de bon nombre de classiques rock ou folk (Wilco, Joanna Newsom) et enfin pour terminer Peter Rehberg, bien mieux connu sous le pseudonyme de Pita et passé maître dans l’art de la déconstruction bruitiste.
On retrouve nos trois compères sur deux albums, sortis respectivement sortis en 1999 (The Magic Sound Of Fenn O’Berg) et 2002 (The Return Of Fenn O’Berg), pour canaliser le fruit d’expérimentations live, données un peu partout en Europe, Asie et Etats-Unis. Et autant le dire tout de suite, le résultat est grand, très grand même. On assiste durant une heure et quarante minutes (encore trop courtes) à une démonstration de déconstruction electronica, une parade free ou le laptop est le seul et unique roi. Pas de fioritures ni de tricheries ici, seulement trois hommes concentrés derrière leurs ordinateurs, ouvrant les portes du continuum espace-temps comme on chante sous la douche. On retrouvera sans mal le travail de chacun : les boucles façon Looney Tunes d’O’Rourke, les tendances élégiaques d’un Fennesz en très grande forme et les barres de fer noisy que Pita prend un malin plaisir à vous balancer dans les dents.
Tout ici respire le génie, la profusion de talent et la créativité sans borne. Tout est croisé, projeté et réinvesti dans un travail commun avec une patience telle que l’ensemble prend des allures de grand concerto, d’opéra mutant. Vous reconsidérerez le générique de James Bond (« Fenn O’Berg Theme »), vous pleurerez sur un théâtre néo-classique envoûtant (où diable ont-ils trouvé les ressources nécessaires pour nous pondre « A Viennese Tragedy » ?), vous pencherez votre tête pour observer les gouffres de tailles variables créés à mesure qu’avance le train Fenn O’Berg. Bref, vous apprendrez à croire à la musique libre comme source d’inspiration unique et intensément riche. Souvent, la tendance générale tend à considérer l’improvisation comme une excuse pour pallier le manque de talent de ses géniteurs. A contrario, l’improvisation à plusieurs demande une confiance totale dans les possibilités de son instrument et une cohésion sans faille entre les partenaires. Alors à ce moment seulement, la musique improvisée prend tout son sens, à savoir que l’extension du cerveau humain consiste en une guitare, une batterie, ou ici un (plutôt trois) laptop. Alors, à ce moment seulement, nous jugerons du talent des musiciens, car la musique électronique infinie commence là à vivre. Un classique parmi les classiques.