Lucas Acid
Moodie Black
A tous ceux fascinés par un esprit réactionnaire, et qui nous disent sans cesse que la musique actuelle est d'autant moins bonne qu'elle est plus répandue, on a envie de leur parler de tous ces petits concerts pendant lesquels on se prend une décharge de talent et de qualité hors du commun de la part d'un groupe dont on n'entendra plus jamais parler puisque le marché musical est trop restreint économiquement pour l'accueillir.
Pendant presque cinq ans, on a un peu eu peur que ce soit le cas de Moodie Black. Spectacle majestueux éclipsant de sa première partie les concerts de Dälek en 2014, la tournée des musiciens originaires du Minnesota n'avait pas eu l'air de donner des suites. Manque de visibilité, mauvaise communication, on croyait le groupe disparu dans le vortex infini des talents oubliés. Et puis un second album arriva, avec l'occasion d'avoir une plus large perspective et un meilleur recul sur leur musique.
Moodie Black, c'est avant tout un chanteur, K., avec une silhouette de méchant de Batman et une voix à mi-chemin entre DMX et Marylin Manson. Et pour l'accompagner, il peut compter sur un groupe qui ressemble à une version stoner-hipster des ZZ Top, et qui délaisse la plupart du temps les machines et la MPC pour opter pour le bon vieux trio guitare-basse-batterie. Sur leur premier album, Nausea, cela donnait lieu à un mélange plutôt violent de trap, de musique indus et de shoegaze, bien assimilé dans leur morceau-phare de l'époque, "Hawk vs Vulture".
Sur l'album qui vient de paraître, la situation est quelque peu différente. A la violence froide et impersonnelle d'un esprit punk médiatisé dans du hip-hop s'est substitué la volonté d'un retour au lyrisme. Enregistré pendant près de deux ans entre Minneapolis et Van Nuys, l'album porte un regard plus acerbe sur l'humanité, guidé par les yeux d'un chanteur en transition sexuelle et condensé dans un vaste rhizome d'interrogations: comment vivre à Minneapolis et aux Etats-Unis en général lorsqu'on est noir et transsexuel ? En résulte notamment le titre "Freedom", parfait équilibre entre cette violence originelle de la musique de K. et la volonté d'en étendre les compétences à travers des sonorités et des paroles plus introspectives : "How much of my hiding will it cost? / I'm a beast im a princess k dot / appearing that i'm not black in a mess full of brown / see the ash in my wake former towns / FUCK MY ERA." Questionnements, jugements cyniques sur la société et vérités lyriques s'entrechoquent dans une qualité textuelle bien supérieure à celle du premier album.
Musicalement, de fait, le côté percussif et industriel du premier album s'est évaporé pour laisser plus de place aux volutes shoegaze. C'est désormais non plus en tant qu'entité noise/rap/indus que le groupe se définit, comme auparavant, mais bien comme un groupe de rap-gaze. Malgré une ambiance toujours aussi glauque, on remarque qu'en effet, la batterie est moins présente et compressée, la voix plus claire et les guitares plus travaillées. Avec une musique d'une originalité et d'une précision toujours éclatantes, on est à nouveau face à une brillante expérimentation, le groupe jonglant également entre grunge pour blancs ou blues des Etats du centre et queer rap ou hymne des minorités au carré.
Finalement, la seule chose que l'on regrette sur Lucas Acid, c'est que le tournant opéré Moodie Black nous empêche de le distinguer radicalement de Dälek sur une partie non négligeable des morceaux. Pas très grave, vu le niveau affiché par K. sur cet album dont on osera dire qu'il dépasse probablement le dernier en date de Dälek. Ceci étant dit on compte beaucoup sur cette brise folk-blues qui plane très légèrement sur Lucas Acid pour que Moodie Black devienne enfin une référence incontournable dans le monde du rap alternatif. Réponse au troisième album.