L'oiseleur
Feu! Chatterton
Fin 2016, les cinq Parisiens de Feu! Chatterton pouvaient regarder avec fierté les trois années écoulées. Une tournée interminable, ponctuée par les sorties de deux EPs et d’un album acclamés par la critique, avait donné au groupe une place de choix dans le paysage rock hexagonal. Cette obstination leur permettait de signer sur la major Barclay et d’accrocher la vague médiatique qui portait depuis plusieurs années d’autres férus de textes français, tels La Femme, Lescop ou FAUVE. Dans cet ensemble protéiforme, leur poésie sophistiquée parée de guitares tantôt planantes tantôt tranchantes les plaça parmi les enfants légitimes des grandes figures du rock anglais et des paroliers français les plus émérites.
Mais si Arthur Teboul n’avait jamais caché quelques accointances avec Gainsbourg ou Bashung, cette étiquette semblait déjà bien trop classique pour représenter les multiples influences de Feu! Chatterton. La sortie de L’oiseleur en ce début 2018 vient confirmer que les ambitions des cinq hommes ne sauraient s’accommoder de tels carcans. Le processus créatif de Feu! Chatterton prend toute sa sève dans la confrontation des cultures musicales accumulées par chaque membre. Après bientôt cinq ans de route commune, la formation classique et les velléités électroniques du bassiste Antoine Wilson se sont mêlées au rock à guitares de Clément Doumic et Sebastien Wolf. En associant ces allégeances diverses à une curiosité grandissante pour la production rap moderne, Feu! Chatterton dispose de la boîte à outils parfaite pour épauler et magnifier la plume d’Arthur Teboul.
En effet, l’écriture élaborée et enivrante du parolier avait récolté un concert unanime de louanges à la sortie d’Ici le Jour (a tout enseveli), premier album du groupe. Trois ans plus tard, Arthur Teboul n’a pas abandonné son héritage classique, en attestent “Zone Libre” et “Le Départ”, respectivement adaptations de poèmes de Louis Aragon et Paul Eluard. Il a néanmoins travaillé la fluidité et la musicalité de ses proses, lâchant tout au long de l’album des hooks remarquables d’efficacité (l’imparable “Je serai la rouille se souvenant de l’eau” sur “Anna”). Doté d’un timbre naturellement reconnaissable, Teboul a travaillé ses aptitudes vocales, lui permettant d’incarner une gamme bien plus large de personnages et d'émotions (“L’Ivresse”). Entre conteur hanté et amant délaissé, le parolier endosse la panoplie de chanteur et habite chacun de ses textes avec assurance.
Les treize pistes de L’oiseleur représentent une curiosité permanente pour l’Ailleurs, tant par les textes de voyages et de fuites que dans les textures qui les accompagnent. Passant des guitares aux claviers avec aisance, les trois gratteurs de cordes naviguent entre subtiles balades (“L’oiseau”) et atmosphères filmiques (“Ginger”, “Zone Libre”) sur lesquels le métronome Raphaël de Pressigny cale ses coups de boutoir. Le batteur développe des trésors d’ingéniosité sur “L’ivresse”, donnant tout son groove à la mélodie chancelante de ses comparses. Plus encore que sur l’album liminaire, les quatre musiciens étirent longuement chaque thème. Ils entremêlent les différentes mélodies, jouant sur les transitions et les rythmes, tout en passant de belles fulgurances (tellement d’amour pour ce pont de basse sur le très dansant “Zone Libre”).
En installant et développant longuement chaque composition, Feu! Chatterton a fait de L’oiseleur un album de plus d’une heure éclaté entre des influences très indépendantes. La production minutieuse de Samy Osta assure au cadavre éternellement incandescent les moyens de ses ambitions. En laissant les effets sonores discuter entre les plages, comme lorsque la polyphonie de “Tes Yeux Verts” répond à celle de “L’ivresse”, Osta assure un mouvement de va et vient permanent, dont l’oreille ne peut se défaire. Le groupe veille également à orner chaque morceau d’un lumineux détachement. Le soleil de Naples et de l’Andalousie, où Teboul a écrit le disque, transparaît à chaque tour du LP. Les thèmes de l’absence, du manque, et du départ sont enrobés dans une lumière douce, sans acidité ni regret, le disque oscillant avec grâce entre mélancolie et effervescence.
En s'autorisant emprunts et hommages à des modes bien éloignées de leur premières amours, les Parisiens se sont faits confiance et amènent leur audience vers des sonorités inattendues. Avec son lot de réussites, mais sans éviter quelques menues longueurs, L’oiseleur ouvre de multiples pistes pour leur évolution future, et tourne le dos à un entre-soi rock bien trop passéiste. C’était le temps du départ, du premier album composé dans l’attente du public, le défi est relevé avec brio par Feu! Chatterton, dont la progression constante semble inéluctable.