Live At Le Guess Who ?

Abul Mogard & Rafael Anton Irisarri

Black Knoll Editions – 2025
par Simon, le 28 janvier 2025
9

Je ne suis pas d’un naturel envieux. À vrai dire, je n’ai jamais considéré que les gens plus riches que moi étaient nécessairement plus heureux, plus cultivés ou tout simplement plus ancrés que moi. Je suis pour ainsi dire assez heureux de la réussite des autres, car j’ai bien compris qu’elle n’empêchait en rien la mienne d’exister. J’aime que les gens soient comblés car je sais que, de manière cyclique, mon tour va et vient selon sa propre logique. Je regrette assez peu également les opportunités manquées, la vie offrant tellement d’occurrences qu’il me parait impensable que les belles choses ne se représentent pas à moi, sous une forme ou une autre. Pourtant au moment où j’écris ces lignes j’ai une boule au ventre, une sensation d’autant plus forte que j’ai appris à ne plus la ressentir au fil des années. Pour le dire autrement, j’ai un regret de ses morts à l’écoute de cette captation en direct. Je ne peux évidemment pas en vouloir au public présent, après tout ceux-là ont eu la bonne idée de s’acheter un ticket pour ce qui reste le meilleur festival d’Europe. Ils ont même eu le bon goût d’aller se poser devant l’une des plus belles performances du week-end. Je respecte ces gens tout simplement parce que j’aurais pu être l’un deux. Mais je n’y étais pas.

C’était un 9 novembre 2024, à la Jacobikerk d’Utrecht. Rafael Anton Irisarri et Abul Mogard représentaient leur statut de légendes vivantes en devenir dans les hauteurs d’une église aux allures de fin du monde. Comme pour d’autres avant eux sur le mode de la collaboration ponctuelle, on attendait une grande pièce semi-improvisée de drone-ambient, de modern classical grésillant ; on se disait que cette association de deux génies du sound design amènerait son lot de beauté et de classicisme, et tant pis si on allait parfois un peu se regarder les pompes en cours de route, tout ça serait académiquement bien fait. Le lieu et la formule auraient fini de nous convaincre que la prestation en valait la peine.

Ça commence évidemment par une naissance, par un souffle. Du field recording qui ne distingue pas vraiment le feu de l’eau mais qui invite gentiment à reconsidérer la matière, à quitter son environnement pour considérer l’ici et maintenant. Quant à ce premier synthétiseur, il ne dit également pas son nom, il tient de l’orgue et il monte, monte et n’en finit plus de monter. Les guitares préparées ont beau essayer de retenir la pièce dans une lointaine nostalgie, il n’y en a que pour ce synthé devenu corps céleste, cet ensemble de nappes qui monteet n’en finit plus de vibrer, qui ne marche plus mais qui court dans les escaliers, qui se rue vers sa hauteur définitive. Cette hauteur semble infinie, et quand on se dit qu’on y est enfin, il y a encore de la densité à aller chercher, de l’espace à combler. Le cœur le plus élevé de cette séquence tient de la distance qui sépare l’immobilisme de l’hyper-vélocité ; à ce stade d’intensité les sens sont dispersés et ne reste que l’absolue empreinte physique de cette masse sonore sur le psyché.

Ces vingt premières minutes ne s’achèvent pas d’un coup. Comme les plus grands cours d’eau finissent leurs vies à leurs embouchures dans l’océan, la poussée initiale est tellement forte que le corps sonore continue sa marche en avant sans totalement se diluer dans le grand tout avant un long moment. Les moteurs sont coupés mais l’inertie du beau trace sa voie dans des espaces musicaux incertains. C’est là le son d’une musique qui se repose après avoir été dilatée à l’extrême. Le déflagration première était si forte que ce qui continue de jaillir de ces failles auditives ne nécessiterait qu’une allumette pour s’embraser à nouveau. C’est le moment du retour des guitares préparées, bribe de matérialité pour un retour aux affaires qui s’annonçait inévitable.

Quand l’électricité sonore repart pour un deuxième set, je me dis que rien ne pourra égaler ce début de performance. J’ai été, comme souvent, bien naïf. Cette fois c’est le bourdonnement de l’ensemble qui me désoriente, la profondeur de son explosion. C’est un bouquet final, plus court mais pas moins intense. Il est comme ce coup de feu unique après une fusillade. Précis, juste et stellaire. La retombée est lente mais incroyable de beauté, on peut se permettre de divaguer gentiment, le rush est passé. Les longues minutes de cet épilogue gardent en elles une beauté impalpable, un drame qui ne veut jamais en arriver à sa fin. On sent qu’on y arrive mais on pourrait continuer ça pendant des heures, pendant des jours. Clap de fin, le public n’en croit pas ses yeux, ses oreilles ni ses sens. La foule exulte sans se contenir, apaisée après avoir retenu sa respiration pendant cinquante minutes. Ma réaction est sans appel, j’en ai les cuisses qui frissonnent au moment de l’ovation. Je suis dans mon salon, mais une partie de moi était dans cette église, ce 9 novembre 2024. Je regrette assez peu les opportunités manquées, la vie offrant tellement d’occurrences qu’il me parait impensable que les belles choses ne se représentent pas à moi, sous une forme ou une autre.