Little Oblivions
Julien Baker
Peu de sentiments sont aussi satisfaisants pour nous autres brutalisé·e·s de musique que d'être témoin d'une évolution musicale logique et réfléchie. Ça tombe bien, le troisième album de Julien Baker, Little Oblivions, représente justement une mue réussie. Ayant commencé par briser nos petits cœurs en 2015 sur Sprained Ankle, où sa folk introspective lui permettait de dévoiler sa relation avec la foi et les déceptions amoureuses, la native du Tennessee parfait son spectre musical de cordes et autres instruments à vent sur son deuxième album Turn Out the Lights, tout en conservant l'émotion et la poésie qui caractérise sa musique. Ces deux éléments constituent toujours les piliers de la musique de Baker, mais ils se voient ici agrémenter d'une instrumentation plus ample, ne se limitant plus à quelques instruments venant ici ou là donner du poids à la guitare acoustique.
Le premier élément qui frappe à l'écoute de ce nouvel album, c'est la présence de percussions. C'est tout bonnement la première fois qu'une batterie peut être entendue sur l'un de ses albums. Au-delà de cet état de fait, c'est au premier abord un groupe complet qui semble supporter la prose de la jeune femme, mais c'est Baker elle-même qui a joué de la basse et des percussions. Cette volonté intrinsèque d'étendre son paysage sonore fait peut-être perdre le minimalisme de ses premiers émois, mais l'apport d'une batterie comme celle sur "Ringside" amène une énergie qu'elle n'avait jusque-là approchée qu'en featuring sur le dernier album de Touché Amoré. Les climax se font plus explosifs, comme sur "Highlight Reel", où un buildup plutôt anxiogène se conclut de manière plus dynamique que jamais pour Baker.
L'Américaine semble avoir décidé d'ajouter de la diversité à sa palette musicale, les morceaux voguant entre folk, indie rock, slowcore, post-rock, électronique, shoegaze, country, ou emo, sans jamais laisser un genre prendre le dessus. Avec ces nouveaux atouts, sa musique rappelle le confort de The National (avec qui le producteur Craig Silvey a déjà travaillé), ou les instants les plus grandiloquents d'une Sharon Van Etten. La folkeuse n'abandonne pas ses roots pour autant, "Song in E" étant un piano-voix classique, mais touchant, tandis que "Favor" voit ses comparses Boygenius, Phoebe Bridgers et Lucy Dacus l'accompagner sur des vocalises. Ces deux chansons sont néanmoins des anomalies, la plupart des morceaux faisant la part belle aux envolées musicales. Ce qui rend cette approche si intéressante, c'est dans la façon qu'elle a d'embellir le sous-texte toujours aussi émotionnel, mais plus terre-à-terre de la chanteuse.
Car si les thèmes abordés (foi, relations amoureuses, et addictions) sont les mêmes qu'auparavant, il est clair que Julien Baker a fait évoluer sa façon de penser. Sa relation à la religion se transforme peu à peu en un agnosticisme affiché. Elle affirme ne plus avoir besoin de sauveur, et prend une approche plus existentialiste de la vie : elle vit son existence avec une plus grande emprise sur ses décisions. Ces déclarations, déclamées par une voix toujours aussi subtile voguant entre vigueur et fragilité, sont d'autant plus renforcées par la puissance et l'ampleur des compositions. La vulnérabilité n'est pas éradiquée pour autant, mais elle a désormais un autre but : Julien Baker explore ses problèmes, non pas à la recherche de réponses, mais pour s'en échapper. Il n'est plus question de rédemption, mais de comprendre la complexité de l'âme humaine. En ce sens, Little Oblivions est une célébration de l'endurance émotionnelle, tout comme, justement, le dernier Touché Amoré sur lequel Baker est apparue.
Avec ces nouvelles réflexions, couplées à une reconstruction de ses fondements musicaux, Julien Baker montre qu'elle a pris confiance dans les possibilités de sa formule. Certain·e·s pourraient regretter la quasi-absence de l'ambiance minimaliste avec laquelle elle a conquis les cœurs en peine, mais l'expansion musicale à l'œuvre est une nouvelle façon d'exprimer ses émotions. Elle est plus évidente quand elle évoque les traumas liés à la dépression et à l'addiction, transformant ses confessions en chansons plus engageantes. Clairement, ça fait du bien de voir une artiste réussir à évoluer sans perdre ce qui la rendait unique.