Lift It Down
Jeremiah Sand
Quiconque s’essaie à penser la question de l’Art dans son appréciation, son évaluation, sa compréhension, et interroge de ce fait sa légitimité face à l’Art, c’est-à-dire la question du déploiement de sa propre subjectivité dans l’œuvre et de l’investissement par l’œuvre de sa subjectivité, se confronte nécessairement à une réflexion passionnante, d’une complexité et d’une profondeur inestimables qui, à l’image de cette phrase, donne quand même sacrément envie de se gober la boîte d’aspirine.
Pourtant, même si nos soucis du quotidien se résument davantage au temps de cuisson des pâtes qu’à la métaphysique, se poser la question des parts respectives qu’occupent l’objectivité et la subjectivité dans le déchiffrage d’une œuvre, c’est finalement questionner l’universalité de l’Art et notre pertinence individuelle face à Lui - en se démolissant le cerveau par la même occasion. Ainsi, interroger la manière dont nous nous racontons l’Art, c’est paradoxalement tenter d’y voir plus clair, car c’est en essayant de surpasser la lentille déformante de notre narration que se dévoile la substantifique moelle d’une œuvre.
Bref, c’est le bordel.
Pour poser les choses autrement, que reste-t-il d’une œuvre une fois celle-ci atrophiée de sa légende, dépouillée de la manière dont elle résonne en nous ? En gros, Keith Richards serait-il aussi légendaire s’il n’avait pas passé à sa vie à sniffer de la poudre sur des culs à 1500 dollars l’entrée, et Yukio Mishima serait-il autant lu, autant vénéré s’il ne s’était débarrassé de ses viscères encore chauds sur le linoléum de son appartement lors d’un bon gros seppuku entre potes ? Ou plus confidentiellement, ce Lift It Down nous aurait-il charmés de cette manière si la petite légende dont il est vecteur ne s’était autant infusée en nous ?
À toutes ces questions, il n’est évidemment jamais possible de répondre définitivement. Or, sans tomber dans le relativisme perpétuel du connard labellisé « c’est plus compliqué que cela » et qui croit nécessairement communiquer l’absurdité du monde quand il n’étale que sa diarrhée cérébrale, il demeure important de garder dans un coin de sa caboche le pouvoir inconscient de l’autonarration à l’heure d’attaquer Lift It Down. Car celui-ci n’a rien de commun : projet mégalo et excentrique, disque maudit voire némésis de son géniteur; l’album, promis à l’errance dans les limbes de ce qui devait être un oubli éternel, n’avait vraisemblablement pas tout à fait terminé d’écrire sa légende.
Huit titres donc, et autant d’excroissances d’un esprit narcissique, celui d’un Jeremiah Sand aussi avide de spiritualité que de psychotropes, et leader charismatique des Children Of The New Dawn. Huit titres qui témoignent en effet d’une secte alors à son acmé au cours des seventies, percevant dans la musique l’occasion prosélyte d’évangéliser jusqu’au dernier bouseux creusois. Pourtant, de l'hubris de Jeremiah Sand et ses nervis ne naîtront que faits divers et discorde, en atteste un accouchement sur bandes émaillées de disparitions de jeunes adolescents et d’un ingénieur son, tout ceci aboutissant in fine à l’évanescence d’une secte dont Lift It Down demeure aujourd’hui l’unique relique. Fort heureusement, ces bandes dudit album, depuis longtemps oubliées, ont été mystérieusement découvertes suite à l’incendie du studio niché en plein désert californien en 2018, précautionneusement mises sous clés dans un coffre-fort, sans doute dans l’attente opportune d’une occasion d’infuser la bonne parole en quiconque se prêtera au jeu de l’écoute…
Difficile donc de rester de marbre face à une histoire aussi romanesque, qui réveille en nous les derniers atomes d’un rêve hippie incomplètement phagocyté par l’URSSAF et le Scénic à rembourser. Y compris lorsqu’on apprend finalement que… tout est faux. Absolument tout. Au point que Jeremiah Sand n’a jamais existé ailleurs que dans l’encéphale des scénaristes de cette vaste supercherie - et dans le film Mandy de Nicolas Cage. Bref, ciao les histoires de sectes, de disparitions et d’orgie en plein désert. Pas même un sacrifice humain à se mettre sous la dent.
Et pourtant, une fois le pot aux roses découvert et la duperie de Sacred Bones Records dévoilée, une fois notre ego remis du violent crochet asséné par notre crédulité, Lift It Down demeure un long format passionnant. Car malgré ce grand débroussaillage, l’auréole dont bénéfice l’album demeure intacte. En effet, ce Jeremiah Sand - dont on ne connaît de fait pas la véritable identité - livre en 2020 ce qu’aurait effectivement pu être l’album d’un génie mégalomaniaque, certain de détenir les clés de la compréhension de l’univers et habité par le besoin prométhéen d’éclairer la lanterne des pauvres merdes ignorantes que nous serions. Une sorte de Sylvain Durif sans la flûte de pan, et doté d’un talent double : un sens aigu de la composition piochant ses références dans l’acid folk, le psyché, le Morricone sauce western et la musique spirituelle, associé à une personnalité sans doute un peu schizoïde, excellant dans l’art de l’immersion et du travestissement.
Car si Lift It Down a de fait davantage été conçu par un zozo farceur que par l’Eglise de la Scientologie, l’architecte de l’album a su se plier aux codes de l’exercice. Les huit titres en question possèdent en effet tout ce que l’on serait en droit d’attendre d’un mec en slip dans le désert, persuadant quelques paumés d’adhérer à sa quasi-divinité et, fort d’un petit succès entrepreunarial, décidant humblement d’évangéliser la planète entière histoire de rafler au passage quelques zoulettes avides de devenir les Marie-Madeleine de la nouvelle ère. À la fois kitsch, grandiloquent, voire par moments ridicule, Lift It Down caricature à merveille et avec finesse la personnalité égotique d’un Jeremiah Sand mystique et paternel, parfois en transe, délivrant ses messages jusqu’à plus soif passant de la vulgate nietzschéenne « You are like a baby with your captive mind » aux délires narcissiques les plus complets.
Alors d’accord, Lift It Down est théâtral, vaporeux, sur-joue l’aspect transcendantal de ses compositions, et n’est pas avare en lieux communs dignes des meilleurs coaches de vie. Mais tout ceci ne fait qu’ajouter à sa cohérence et participe à l’immersion dans un projet abouti qui, cerise sur le gâteau, fournit par la même occasion quelques sacrés moments de bravoure. Finalement, ses défauts ne font alors que renforcer la pertinence de la démarche et l’exercice de narration du projet, autant que ce dernier appuie les qualités de l’album.
Lift It Down est donc un projet s’inscrivant au-delà de la démarche musicale classique. En proposant une histoire de œuvre, en inscrivant fallacieusement celle-ci dans une légende montée de toutes pièces, Sacred Bones Records met en place ce qui n’est rien d’autre qu’une narration à l’envers, une anti-narration. Soit une autre manière de nous raconter Lift It Down et d’offrir à nos sensibilités sa digestion. Un album indissociable de sa légende donc, y compris et surtout fictive, et finalement de son concept. Et à l’heure où ce dernier empiète souvent sur l’Art au point qu’il suffise de se branler aux Jardins Du Louvre pour que ceci soit considéré comme « une performance dénonçant l’extension de la logique capitaliste aux pratiques sexuelles d’une société vespérale et protozoaire - insérez ici un mot compliqué » Sacred Bones et ce faux Jeremiah Sand interrogent enfin un peu sérieusement notre manière de nous raconter l’Art. Alors en attendant que des esprits plus brillants que les nôtres ne résolvent la question de son universalité et ne nous offrent la clé pour s’affranchir de notre déformation subjective, on se contentera bien volontiers de l’illusion de sa narration, seule voie d’accès pour nous autres pauvres brutes à son appréciation.