Life Metal
Sunn O)))
Faut-il continuer à enfermer Sunn O))) entre les quatre murs d’un studio ? La question se pose sérieusement depuis la sortie de Kannon en 2015, tentative assez casse-gueule de restituer sur microsillon l’expérience sensorielle brute et brutale que le groupe transmet en live. Or, tout être humain ayant déjà assisté à une performance de Sunn O))) sur scène le sait mieux que quiconque : on sort ici du cadre des musiques populaires traditionnelles, metal extrême compris. Sunn O))) en concert, c’est 90 minutes indescriptibles, qui se vivent moins avec les oreilles qu’avec les tripes, les genoux, la glotte. C’est un vacarme ahurissant qui impose de longues minutes d’adaptation au corps peu habitué à être ainsi malmené.
L’immersion peut d’ailleurs virer au cauchemar pour les plus fragiles : lors du festival célébrant les 20 ans du label Southern Lord à Amsterdam, les secouristes sont intervenus à plusieurs reprises pour évacuer celles et ceux qui étaient victimes de malaises, écrasés par une avalanche de vibrations. La musique de Stephen O’Malley et Greg Anderson va bien au-delà de deux guitares accordées trop bas qui font hurler une palissade d’une douzaine d’amplis à la limite de la rupture. L’environnement fait partie du concept : les murs qui entrent en résonance, l’écho renvoyé par le plafond et le sol qui lentement se dérobe sous nos jambes qui flanchent participent au phénomène. Au milieu de la foule, on ne s’est jamais senti aussi seul face à son propre corps qui se comporte à son tour comme un instrument. On se surprend à découvrir une fréquence qui titille l’arête du nez, une autre qui vrille la rotule. À Amsterdam, j’ai senti mes cheveux pousser. Quelques années plus tôt, en clôture du Roadburn, l’amie qui se tenait à mes côtés a dû quitter la salle à quatre reprises au cours de la première demi heure… pour aller pisser. C’est sa vessie qui encaissait les décibels. Voilà comment résumer Sunn O))) : une expérience sensorielle totale, éprouvante, violente et, surtout, inclusive. Seul face à un mur d’amplis qui nous dégueule dessus, on comprend que les frissons qui parcourent la peau, les os et les organes sont au cœur du projet.
Revient alors la question initiale de cette chronique : est-il possible de restituer cette sensation sur disque ? La réponse ne fait aucun doute : non. Malgré tous les efforts consentis, et une pointure telle que Steve Albini pour enregistrer l’objet, Life Metal n’y changera rien. Écouter Sunn O))) en dehors du contexte live engendre en premier lieu une immense frustration. Que ce soit sur une chaîne hi-fi gonflée à bloc, au casque ou même en bagnole, c’est cette sensation de trop peu qui l’emporte. On a l’impression de regarder Avatar sur un tube cathodique de 37cm en noir et blanc, Serena Williams faire du tennis de table ou Chris Froome escalader le Ventoux sur une trottinette. La débauche d'efforts est aussi louable que le résultat est vain.
De ce Life Metal, on retiendra toutefois l’excellente plage d’ouverture : "Between Sleipnir’s Breaths", où la distorsion des guitares entre en collision frontale avec la voix délicate de l’Islandaise Hildur Guðnadóttir (Múm, Throbbing Gristle, Pan Sonic). Ce titre confirme une réalité qu’on avait déjà constatée depuis longtemps: sur disque, Sunn O))) n’est jamais aussi efficace que lorsque le groupe confronte son univers à celui d’autres musiciens, osant ainsi sortir de sa zone de confort. Les collaborations avec Julian Cope (White1), Wrest, Xasthur et Oren Ambarchi (Black One), Boris et Jesse Sykes (Aaltar), Attila Csihar (Monoliths & Dimensions), Nurse With Wound (The Iron Soul of Nothing) ou encore Scott Walker (Soused) ont ouvert de nombreuses portes dans la discographie du duo de Seattle. Malheureusement, dès que ces portes se referment et que le groupe s’obstine à reproduire sur disque ce qu’il fait sur scène, il peine à s’éloigner d’un format trop étroit pour l’art qu’il pratique.