Letter To You
Bruce Springsteen
Si elle n’est nullement gage de qualité, force est de reconnaître que l’insolente santé de celui qu’on appelle encore et toujours le Boss ne peut qu’inspirer le plus grand respect. Alors que les Rolling Stones se contentent de péniblement poursuivre leur tournée des stades, que Bob Dylan se fait discret, il ne reste guère que Springsteen, et peut-être Paul McCartney, parmi les très grands, pour continuer, à 70 ans bien passés, d’enrichir avec une étonnante régularité une discographie qui n’en a pourtant pas besoin. Le Boss pourrait s’être arrêté dans les années 90, après la sortie de The Ghost Of Tom Joad, il serait malgré tout le Saint Patron électrique. Mais non. Depuis The Rising en 2002, premier album studio en sept années (sa plus longue pause discographique) et disque des retrouvailles avec le E Street Band, 18 années après la séparation, c’est environ tous les deux ans que le natif du New Jersey sort un album d’inédits (le précédent, Western Stars, est même paru le 14 juin 2019). Une santé de fer, une volonté d’acier.
Letter to You est donc le vingtième album studio de Springsteen. Un album enregistré en quatre jours en novembre 2019 dans les conditions du live, dans son studio à Colts Neck, chez lui donc, à la maison, en compagnie de ses acolytes historiques : Jake Clemons, Nils Lofgren, Patti Scialfa, Steven Van Zandt… Un album rock, au son lourd, résultat évident d’une envie de faire vite et bien, d’aller de l’avant, dans les conditions du live, alors même que de concert il n’est plus question nulle part autour de la planète. Certes, tout cela n’était pas vraiment prévu, mais difficile de ne pas penser à ces mots prononcés par le guitariste et chanteur il y a de cela quelques semaines, dans le magazine Rolling Stone, au sujet de sa prochaine tournée : « mon petit doigt me dit que ce sera, au mieux, 2022. Et je considérerais l'industrie du live comme chanceuse si cela se produit alors. Je vais me considérer chanceux si je perds juste un an de tournée. Une fois que vous atteignez 70 ans, il vous reste un nombre de tournées limité. Et donc, perdre un ou deux ans, ce n’est pas vraiment l’idéal ». Et le voici donc qui arrive, en 2020, avec un album taillé pour les foules, et enregistrer comme tel. Drôle de monde.
Il est bon de retrouver Bruce, il est bon de le savoir vivant, il est bon, aussi, de le savoir plus que jamais désireux de ne pas s’enfermer dans le rituel des rééditions, de persister, en somme, à rester jeune. Il est plaisant, aussi, de constater que Letter To You, au-delà de la joie personnelle, est un vrai bon album de rock’n’roll. Cela peut déplaire, sembler ringard, daté, nous en conviendrons tout à fait, mais ne boudons pas ce plaisir si simple d’entendre les guitares rugir, soutenant cette voix rocailleuse, ce saxophone flamboyant (Jake Clemons, neveu du regretté Clarence Clemons, marche sans mal dans les pas du géant). Le bas blesse, parfois, mélodiquement, quand le chanteur ne semble plus savoir où aller, comme sur le pourtant très beau "House Of A Thousand Guitars”, qui tourne rapidement à vide. En revanche, force est de reconnaître à Letter To You une réelle volonté d’apaisement. Jamais Springsteen ici ne cite, par exemple, son Président détesté Donald Trump, si ce n’est l’espace d’une métaphore sur le morceau précité (« The criminal clown who has stolen the throne »). Ailleurs, moins de lieux, de noms, davantage d’expériences fantasmées, ou universelles : le temps, la maladie, l’espoir et les amis. Simple, simpliste penserons beaucoup. Mais difficile de lutter contre. Peut-être parce que dehors tout fout le camps, peut-être parce que le temps passe trop vite, peut-être parce qu’il semble là depuis toujours, et le sera sans doute quelque part aussi, oui, un album de Bruce Springsteen, un bon qui plus est, et bien, c’est toujours une bonne nouvelle. Même si la pochette est hideuse.