La vie en violet
Ateyaba
C'est un paradoxe amusant que La vie en violet arrive avec autant de retard sur le planning alors que son auteur semblait être en avance sur tout et tout le monde à l'époque des EPs Kyoto et Tokyo. Au début des années 2010, celui que l'on appelait alors Joke tournait ses clips au Japon (bien avant avant Népal ou Kekra donc), rappait sur des productions électroniques (bien avant Laylow ou Winnterzuko donc) et bossait avec Myth Syzer et Ikaz Boi quand la France entière ne se les arrachait pas encore. En 2023, l'image du jeune MC génial avec les mots est sérieusement écornée (la faute à des tweets "énigmatiques", et bien sûr aux reports incessants), et l'immense attente entourant Ultraviolet, titre supposé de son deuxième LP, s'est considérablement amenuisée. C'est dans ce contexte relativement défavorable qu'Ateyaba a décidé de sortir son Detox à lui, le fameux Ultraviolet devenu entre temps La vie en violet.
Même s'il n'a jamais complètement disparu de la circulation, (des featurings, deux EPs et quelques titres de ce qu'aurait dû être Ultraviolet, dont l'incroyable "métacultivation"), les jeunes auditeurs de rap français auraient tout à fait raison de se demander pourquoi ce foutu Ateyaba fait couler tant d'encre. La raison tient en plusieurs points. Avant-gardiste dans le rap français 2.0, le Montpelliérain s'est fait remarquer grâce à son écriture très américaine, imagée et lubrique façon Lil Wayne ou Jay-Z de la trilogie In My Lifetime. Ajoutez à cela un sens de la formule crue à la Booba et une nonchalance tellement cool qu'elle nous rappelle Doc Gynéco dans "L'homme qui ne valait pas dix centimes" et le compte est presque bon. Car on peut ajouter à ce joli tableau une manière peu commune d'exprimer son amour pour la culture nippone et une appétence pour des productions sortant des sentiers battus.
Décrié à sa sortie à cause de ses ventes en première semaine, de son style plus conforme au rap français de l'époque et surtout à cause de la communication désastreuse entourant le single "On est sur les nerfs", Ateyaba, son premier album, marque le point de départ d'une terrible frustration chez ses fans. Frustration qui sera nourrie par son absentéisme et par l'arrivée, au milieu des années 2010, d'un grand nombre de rappeurs taillés dans le même moule et qui connaitront un succès plus important que lui - Hamza, Oboy, Kekra, Laylow ou Josman. Ce sont eux que l'on considère comme les "fils" d'Ateyaba, bien qu'ils n'aient jamais mentionné leur papa d'une quelconque manière. Ce qui est sûr, c'est que leur succès a laissé un goût amer dans la bouche des fans de Ateyaba, au point de s'imaginer des mondes parallèles où leur MC favori aurait sorti Ultraviolet et aurait "éteint" la concurrence.
Aujourd'hui, les niches sont devenues la norme, et l'enjeu consiste aujourd'hui à faire grossir sa niche et non plus à se conformer aux desideratas de Skyrock. A l'époque de son premier album, Ateyaba se voyait comme le Jay-Z du MTV Unplugged : capable de fédérer les fans d'un rap normé, matérialiste et vaniteux et les fans d'un rap plus organique, musical et poétique. Ce schisme n'ayant plus lieu d'être, que cherche à devenir Ateyaba sur La vie en Violet ?
Ce qui est frappant à la première écoute, c'est que le rap d'Ateyaba a grandement évolué. Plus économe en mots, plus mélodique et se rapprochant par moments du mumble rap (il fait d'ailleurs référence à Playboi Carti sur "228"), cet Ateyaba n'a plus grand chose à voir avec le Joke d'antan. Il n'est plus question de s'affilier à MTP, ville que Jokeezy avait pourtant mis sur la carte du rap français. Globalement d'ailleurs, son aversion pour l'état français est plus marquée que jamais. La rupture semble être totale ("Toujours aimé le bled, jamais aimé le bendo"), et dans quelques unes des expressions qu'il utilise, on décèle un peu d'argot québécois ("Si t'es dans mon lit, bébé donne ta plus belle tête") et de l'anglais à profusion. Ateyaba avait d'ailleurs prévenu en 2021 que cet album serait le dernier qu'il sortirait en Français, et s'apprête donc à draguer les States. Sa liste de collaboration avec des artistes américains s'étoffe d'ailleurs : après Action Bronson, Fashawn, Pusha-T ou Jhene Aiko, Young Nudy débarque sur "Ghana".
Malgré des différences majeures avec le Joke du diptyque Kyoto / Tokyo, on enlèvera jamais à Ateyaba son obsession pour les femmes. Insatiable, le rappeur décrit ses envies à travers des jeux de mots habiles lui permettant parfois d'étaler un peu de sa culture occidentale ("Sans les mains, je l'appelle ma Vénus de Milo") ou japonaise ("Il me faut un trio, il me faut des Cats Eyes"). De plus en plus, Ateyaba tente de saupoudrer son rap de ses propres notions culturelles. Pour parler des "fleurs" qu'il fume, il le fera en évoquant l'œuvre de l'artiste contemporain Takashi Murakami, notamment connu dans l'univers du rap pour avoir collaboré avec Kanye West lors de la sortie de Graduation en 2007.
A plusieurs niveaux d'ailleurs, la musique d'Ateyaba peut rappeler celle de Yeezy. Sans pour autant s'affilier à une confession particulière, elle évoque à de nombreuses reprises la présence d'anges autour de lui, l'amenant à croire à une mission divine ("Dieu met des pensées dans les airs et je les intercepte" dit-il dans "777"). Cette croyance divine que certains interprèteraient comme de la mégalomanie semble être l'essence d'un artiste qui ne daigne pas construire sa carrière comme les autres, mais comme elle lui est dictée. Dans le choix des productions également, Ateyaba est dans son monde, relativement loin de l'ambiance Roc-a-Fella de ses débuts. Régulièrement servi par un FREAKEY! inspiré, Ateyaba a opté pour une ambiance très électrique, parfois vaporeuse. Ce sont ces choix audacieux qui seront à la base des critiques les plus véhémentes de l'album. Il est vrai que "Pokeball" ne peut pas convaincre tout le monde. A contrario, l'immense outro qu'est "SOLER" saura convaincre les fans d'un rap plus "simple" alors que la démonstration de style dont fait preuve le Pharaon est impressionnante.
Avec La Vie en Violet, Ateyaba ne deviendra pas ce que beaucoup imaginaient qu'il aurait dû être. Ce nouvel album semble plutôt ressembler à un acte de bravoure isolé du reste de sa discographie et qui résonnera davantage parmi les nouvelles générations que chez les acteurs actuels du rap francophone. Les Bu$hi, les Sean et les H Jeunecrack ont réferencé des titres de Joke presque dix ans plus tard et cet album audacieux n'aura certainement pas le droit à une lumière immédiate non plus. Impossible néanmoins qu'il finisse aux oubliettes, car cet objet est tout simplement trop spécial pour que l'on ne s'en souvienne plus.