Kinesia
Nicola Cruz
La décennie actuelle est le lieu d’un retour en force de ce que Simon Reynolds nommait bien à propos le continuum hardcore. De 100 Gecs à VTSS, du hip-hop à la chanson, le break, la drum’n’bass et le dubstep s’immiscent (ou se ré-immiscent) partout. On casse les rythmes, on augmente les distorsions sur les kicks, et on donne enfin à la musique électronique festive des années 1980, et moins festive des années 1990, ses lettres de noblesse. Pas d’une façon nauséabonde et patrimoniale, mais bien comme une lente accoutumance. L’occasion pour certain·es artistes de revenir avec plus d’aisance à des sonorités qu’iels ont probablement entendues étant jeunes. Nicola Cruz fait probablement partie de cette catégorie de producteurs·rices qui savent saisir le bon moment pour faire vivre l’actuel dans ce passé-là. Une grosse surprise pour celui qui avait conquis son public en 2015 avec un Prender El Alma conçu dans une douce fusion franco-équatorienne ?
Oui et non. Nicola Cruz a toujours aimé les morceaux relativement lents, portés sur la répétition, et dont le climax se laisse appréhender à l’intérieur des modifications de boucle plutôt que par de grandes cassures visibles sur le spectre audio. Même sur un « Okami », présent sur son dernier album en 2019, on peut sentir toute la profondeur d’une musique qui aime au sens plein la minutie du travail rythmique.
Mais en cinq ans, les gens changent, les modes changent, et les flûtes ont été troquées pour des wobbles. Sa musique est devenue pleinement électronique, parfois proche d’un clubbing à l’allemande, comme sur son Data Passenger EP, antichambre-défouloir d’un Kinesia qui sait trouver un entre-deux particulièrement efficace. Conserver la finesse d’une rythmique proche de l’acoustique tout en transformant ses sonorités en une musique capable d’emprunter les routes du fameux continuum hardcore, c’est la preuve de la grande maîtrise dont un artiste peut faire preuve après quinze ans de pratique. La clef ? Le psychédélisme, bien sûr. Kinesia est une formule magique, envieuse de tous les sons, peu importe leurs origines, pourvu qu’ils aient quelque chose à voir avec la transe. On se retrouve alors à enchaîner dans une totale évidence un « Tudo è Ilusao », prêt à basculer dans les anciennes sonorités à chaque instant, et un « Perma » qui semble tout droit sorti d’un set de Bufiman, à l’instar d’autres titres comme « Ch’al ».
S’il est un disque fondamentalement atmosphérique, Kinesia sait tout de même se distinguer par moments, et on ne saurait pas vous recommander le disque sans vous inviter à cliquer sur le petit bouton de la boucle quand vous arriverez à ce « Telepathine » qui a immédiatement intégré la playlist des bangers. Alors, révolution pour la musique de Nicola Cruz ? Pas vraiment, même si on sent que le passage de ZZK Records à Nous'klaer Audio a beaucoup de sens. Comme une évolution organique, et sans un énorme voyage sonore, c’est plutôt comme si l’expérience l’avait lentement poussé de la plaine à la forêt, et qu’il venait tout juste de passer le seuil d’un lieu dont l’obscurité est absolument envoûtante.