Kamikaze
Eminem
Cette chronique manque cruellement d’objectivité. Elle manque d’objectivité car je fais partie de la pire espèce de fans, je suis un « Stan », je suis celui qui se transforme en grand monstre vert dès que l’on dit du mal de Marshall Mathers, celui qui tente par tous les moyens de relativiser l’approche grand public des derniers disques de son idole. Pourtant, après le cataclysmique Revival de 2017, le moral est au plus bas au moment de lancer l'écoute de ce dixième album studio, Kamikaze.
Visiblement offensé par les récentes critiques envers son dernier projet, Eminem sort les crocs dès l'inaugural "The Ringer" et va consacrer d’innombrables rimes à déboiter les médias spécialisés (« You're mentally retarded but pretend to be the smartest / With your expertise and knowledge, but you'll never be an artist »). Récemment, le MC de Detroit avait déjà tenu des propos similaires sur le remix de « Chloraspectic » mais on était loin d’imaginer qu’il étirerait le propos sur un album entier… pourtant Kamikaze se situe exactement dans cette lignée: il ira même jusqu’à menacer, dans un nouvel interlude avec son manager Paul Rosenberg, de se pointer au domicile d’un journaliste pour une petite visite de courtoisie. En parallèle, comme au bon vieux temps, de nombreux protagonistes du rap-jeu en prennent pour leur matricule: Tyler The Creator, Lil Yachty, Iggy Azalea, Joe Budden, Lil Pump, Lil Xan et Machine Gun Kelly subissent tous l'ire d’un Slim Shady survolté.
Mais Kamikaze est bien plus que quelques piques adressées aux critiques et à la nouvelle génération de mumble rappers: premièrement, on retrouve des éléments parodiques que l’on avait totalement perdu depuis le Relapse de 2009. Il y a bien sûr la pochette - un clin d'oeil au mythique Licenced to Ill des Beastie Boys - sur laquelle Eminem prend les commandes d’un avion suicidaire dont le fuselage porte les inscriptions « FU-2 » (pour « Fuck you too ») et « TIKCU5 » (pour « Suck It »). Deuxièmement, il y a la technicité derrière le mic. A 45 ans, le flow de Marshall Mathers n’a pas pris une ride, il est même plus tranchant que jamais: la variation spontanée est aussi redoutable qu’époustouflante et on ne peut que s’incliner devant la façon dont il parvient encore à défigurer les couplets, estropier les rimes, malaxer les syllabes.
Pourtant, dans l’exécution, tout n’est pas parfait. Le projet parait légèrement bâclé et l’ensemble manque de mélodicité dans les refrains et de profondeur dans le storytelling pour prétendre avoir l’impact temporel d’un Eminem Show ou Marshall Mathers LP. Pire encore, les trois dernières pistes sont à jeter et l'ensemble laisse un arrière-gout d'inachevé dans la bouche - on aurait vraiment aimé entendre Danny Brown sur l'instru de "Kamikaze" ou voir débarquer la clique Griselda de Conway et Westside Gunn, elle qui est signée sur Shady Records et incarne à merveille ce renouveau d'un rap old school crasseux et vicelard. Alors oui, on pourra reprocher à Marshall Mathers de ne pas innover (pour citer Pitchfork dans son papier cinglant: "the more things change, the more Eminem stays the same") mais honnêtement, après 10 longues années à ronger son frein, l'amicale des Stan est juste soulagée d’avoir enfin entre les mains un projet sans ces horribles sonorités pop-rock qui puent de slip ; un projet balancé sans l’habituel single promotionnel, ce qui marque une césure appréciable avec les pratiques marketing si bien huilées d’Interscope Records.
En réalité, Kamikaze est un retour aux sources pour le rappeur de Detroit qui retrouve sa zone de confort: le monde du battle rap, ce terrain de jeu compétitif où la médaille d'argent est synonyme d'humiliation publique et où seul l'esprit le plus vif, le plus créatif et le plus brutal est récompensé. On parle ici du lieu de naissance de son alter ego Slim Shady qui, contre toute attente, renaît de ses cendres sur ce nouveau disque - on retrouve le Slim Shady transgressif qui balance des « fuck you » gratuits à tous ceux qui ont la malchance de le contrarier, le Slim Shady injuste, immoral et violent, le Slim Shady ridicule, grotesque et extravagant, le Slim Shady indigne, agressif et qui violente sexuellement l’alphabet. Preuve ultime qu'Eminem joue à fond le jeu, c'est qu'une semaine après la sortie du disque, il a mis Machine Gun Kelly en PLS après que celui-ci eut l'outrecuidance de lui rentrer dans le gras. Et à 50 millions de vues en même pas 48 heures, on peut légitimement penser qu'il y a un vrai public et un intérêt réel pour ce rap d'un autre temps.
Il est évident que cette chronique manque d’objectivité. Elle manque d’objectivité car je suis un putain de Stan. Un Stan qui, en 2009, se précipitait chez lui pour balancer Relapse dans son lecteur CD et qui, avec le petit livret en main, dévorait les rimes une à une jusqu’à les connaître sur le bout des doigts. Une décennie plus tard, le CD a été remplacé par les plateformes de streaming et le livret par Genius.com, mais Kamikaze est parvenu à faire ressurgir le Stan qui sommeillait en moi – celui que ni Recovery, ni MMLP2 et encore moins Revival ne sont parvenus à sortir de sa torpeur. Car ce nouveau disque d’Eminem répond à mes attentes : des beats efficaces mais finalement discrets qui laissent de grands espaces vides que Marshall Mathers vient combler avec son carnet de rimes toujours aussi bien rempli.
« Somewhere, some kid is bumping this while he lip-syncs in the mirror
That's who I'm doin' it for, the rest I don't really even care »