Jours de grève
Emmanuelle Parrenin / Detlef Weinrich
Avec F Com et Ed Banger, Versatile a fait partie du club très select des labels qui ont pesé de tout leur poids sur l'électronique française. Bien qu’entrés dans le vocabulaire de tous les amateurs, ces noms ne provoqueront jamais les frissons que les trentenaires et quarantenaires qui nous lisent ont ressenti en entendant pour la première fois le Astral Dreams de Laurent Garnier, le Waters of Nazareth de Justice ou le Disco Cubizm de I:Cube remixé par Daft Punk.
Le temps a depuis fait son œuvre. Tandis que F Com a mis la clé sous la porte en 2007, Pedro Winter a entamé sa pré-retraite entouré de ses potes de toujours, et Gilb’R coule des jours heureux à Amsterdam. Pourtant, à leur manière, ils continuent tous de faire avancer le schmilblick, sans jamais sombrer dans le jeunisme ou la nostalgie opportuniste : il suffit d’écouter un set de Laurent Garnier pour comprendre qu’il n’a rien perdu de sa vitalité ; Ed Banger a sorti Myd et Vladimir Cauchemar de sa casquette Supreme ; et Gilb’r est à la manœuvre d’un des meilleurs albums de cette rentrée 2021.
Et ce disque, c’est Jours de grève, soit l’association inattendue entre la folkeuse Emmanuelle Parrenin, sorte de Vashti Bunyan qui n’aura jamais eu le succès de son homologue britannique, et Detlef Weinrich, l’homme derrière le célèbre Salon des Amateurs de Düsseldorf et mieux connu sous l'alias Tolouse Low Trax. Emmanuelle Parrenin a 72 ans. Detlef Weinrich en a une vingtaine de moins de moins. Pour autant, la différence d’âge et de culture ne se fait jamais ressentir sur un disque qui vaut d’abord pour la singularité de son propos et de sa démarche. Enregistré pendant les grèves parisiennes de 2019, Jours de grève est d’abord né d’une volonté, celle de Gilb’R d’entendre la "voix du fond des âges" et les "gazouillis" d’Emmanuelle Parrenin sur les productions du "sorcier minimaliste" Toulouse Low Trax. Comme on le comprend.
Et si nous avions très bien appris à vivre sans Jours de grève, depuis qu’il existe, on regrette d'avoir attendu si longtemps sa concrétisation. Car c’est un disque aussi passionné que passionnant qu’il nous est donné d’entendre, et qui ne ressemble véritablement à rien d’autre sur un marché où la lutte contre une certaine uniformisation des goûts ne relève plus du combat d’arrière-garde, mais plutôt de la question existentielle. Dans ce contexte, le vent de liberté que fait souffler Jours de grève sur le folk, la chanson française et la musique électronique risque d’en enrhumer quelques-uns pour les semaines et les mois à venir. Entendre la vielle à roue et les incantations d’Emmanuelle Parrenin se greffer sur des productions qui semblent piocher dans la house, l’electronica ou le dub (sans jamais pour autant établir de filiation claire) a quelque chose de fascinant, et cette emprise que peut avoir cette musique sur nous n’est qu’amplifiée par le mixage tout en rondeur et profondeur de Jan Schulte (aka Wolf Müller), le saxophone de Quentin Rollet ou les ululements du regretté Ghédalia Tazartès, qui viennent chacun à leur manière ajouter une couche de mystère à un disque qui ressemblait déjà à un Cluedo géant.
Aussi, une fois le disque lancé, il est bien difficile d’en interrompre l’écoute tant ce petit monde semble bien trop occupé à sonder les recoins les moins bien éclairés de notre âme pour qu’on les interrompe dans sa tâche. De l’écoute, on ressort rincé, c'est vrai. Mais cette fatigue-là n’est pas comparable à une soirée devant une intégrale de Fabien Ontoniente. Non, on la rapproche plutôt de l’épuisement consécutif à une longue balade le long des côtes bretonnes, quand le sommeil rencontre la satisfaction du travail bien fait. Quant à Gilbert Cohen et son label Versatile, on se félicite de les voir vieillir avec autant de classe et d’élégance. Bref, une réussite sur toute la ligne.