Journal For Plague Lovers
Manic Street Preachers
Il y a quelques années, plus précisément en 2004, le rédacteur de ces lignes, assisté d'une boule de cristal sans doute défectueuse et plus sous garantie, avait prédit la fin prochaine des Manic Street Preachers. Lifeblood, leur dernier album d'alors, péchait tellement sur tous les plans (musical, textuel, visuel) que l'on pensait que le groupe gallois, qui avait connu un succès énorme dans les années 1990 avec Everything Must Go (1996) et surtout This Is My Truth Tell Me Yours (1998), plus important qu'aucune autre formation pendant la période bénie de la britpop, ne se remettrait jamais de la déchéance dans laquelle il se trouvait et comprendrait - enfin - après un album boursouflé en 2001 (Know Your Enemy) et un Best Of en forme de bilan (2002) que son histoire était derrière lui. Décidés à nous faire mentir, James Dean Bradfield et sa petite bande sortirent pourtant un autre album, Send Away the Tigers, en 2007, assez bof bof, il faut bien le reconnaître, et, deux ans plus tard, voici que les Manic Street Preachers ne s'avouent toujours pas vaincus et tentent de déjouer tous les pronostics.
Survivants de la mystérieuse disparition du guitariste Richey Edwards en 1995, désormais officiellement considéré comme décédé, les trois papys de la britpop rendent hommage à leur quatrième Mousquetaire avec ce Journal for Plague Lovers, qui présente ceci de particulier que les textes ont tous été écrits par Edwards. Evidemment très instable et perturbé (tout le monde se souvient de son auto-mutilation en direct lors d'une interview à la télé britannique), le guitariste a produit des textes à l'image de son esprit un brin détraqué, à la fois violents ("Bruises on my hands from digging my nails out" sur "Peeled Apples" - bon appétit ; "Crucifixion is the easy life" sur "Doors Closing Slowly", etc.) et bourrés de références littéraires et politiques (Noam Chomsky, fameux philosophe anarchiste ; les Sex Pistols...), pour un résultat assez abscons pour qui ne maîtrise pas parfaitement l'anglais, mais absolument passionnant au bout du compte.
Il faut lire ces textes empreints du dégoût de soi ("All is Vanity", "Pretention/Repulsion") et de la société ou de la religion ("Virginia State Epileptic Colony", "Jackie Collins Existential Question Time") pour comprendre qu'Edwards a été le principal instigateur des premières oeuvres des Manics, the Generation Terrorists (1992) à The Holy Bible (1994), et que les trois restants lui doivent l'essentiel, pour ne pas dire la totalité, de leur image révolutionnaire et de leur réputation d'engagement politique (le groupe n'ayant jamais caché ses accointances avec le communisme), de même que la violence (feinte ou réelle ?) qui les caractérise, jusque dans la pochette de ce nouvelle album, une magnifique peinture de Jenny Saville représentant un enfant le visage ensanglanté (et qui a suscité une polémique outre-Manche).
Malheureusement, aussi intelligents et intéressants qu'ils soient, ces textes ont été, la plupart du temps, enrobés d'un gros rock lourd et bien pompeux, pour ne pas dire pompier ("Peeled Apples", "She Bathed Herself in a Bath of Bleach", "Pretention/Repulsion"...), ce qui, au demeurant, est assez peu surprenant de la part de Bradfield & co. Comme Lifeblood, l'album pâtit d'un manque assez flagrant de délicatesse et de mélodies, enchaînant les solos de guitare bien lourds et prise de tête ("Marlon J.D.", au secours), trouvant heureusement quelques plages de respiration sur des ballades d'autant plus appréciées qu'assez peu nombreuses ("Facing Page", "This Joke Sport Severed", "Doors Closing Slowly"...). On persiste à penser que les Manics ont singulièrement perdu leur magie pop depuis This Is My Truth... et que les textes d'Edwards méritaient un autre traitement. Cela dit, l'album est entré à la troisième place des charts britanniques et il faut croire que le groupe s'en satisfera.
Dans ces conditions, difficile de conseiller le disque pour la galette en tant que telle. En revanche, on saluera l'hommage rendu par les Manics à cet ancien membre, sinon indispensable (This Is My Truth... a été écrit et composé sans lui), tout du moins essentiel et dont la présence fantômatique continuera à hanter l'imaginaire construit autour d'une formation qui ne doit son salut qu'à son rôle formidable dans l'histoire de la musique pop britannique, aux côtés de Suede, Blur et Oasis. Quoi de plus beau, en vérité, que cet album en guise de testament ? Mais ce serait encore tenter une prédiction foireuse, alors on s'abstiendra cette fois de tout commentaire sur la longévité du groupe.