Infinite Granite
Deafheaven
Quoi qu’on puisse penser de son caractère hybride et très souvent polarisant, la proposition musicale émise par Deafheaven a toujours eu le mérite de ne laisser personne indifférent. Rien que pour cela, cela veut dire que le groupe mérite davantage votre attention que 99% de la production musicale actuelle. Au moment de la sortie de Ordinary Corrupt Human Love, nous vantions d’ailleurs, non sans enthousiasme, l’aspect iconoclaste du groupe et sa musique froidement efficace mais toujours empreinte d’une grande sensibilité, sans toutefois nous douter que la prochaine étape serait encore plus déroutante. Nous y voilà. Après avoir pu exercer son influence au sein de la sphère métal avant de pénétrer des cercles plus “populaires”, il était désormais temps pour George Clarke et les siens d’éviter le sur-place.
Si les trois singles qui ont précédé la sortie du disque ont déjà traversé vos esgourdes, vous aurez remarqué qu'Infinite Granite, cinquième album des Franciscains et premier sur Sargent House, ne s’inscrit pas là où l'on attendait Deafheaven. Ici, délaissée, ou presque, la formule black-metal/shoegaze (“blackgaze” si vous préférez) qui avait permis au groupe de s’offrir un succès planétaire. Sur Infinite Granite, le métal est définitivement mis de côté au profit d’un résultat oscillant plutôt entre dreampop, indie-rock et shoegaze lustré. De la mélancolie, de l’ambition dans le songwriting et de la juxtaposition de textures plus délicates sont pourtant des ingrédients présents depuis le vénéré Sunbather (2013), ce qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille quant à la direction dans laquelle se dirigerait la musique des Californiens. Mais on ne l’avait pourtant pas vu venir.
A la production, le choix de Justin Meldal-Johnsen (M83, St.Vincent, Paramore) en lieu et place de Jack Shirley (Gouge Away, Loma Prieta) ne vient qu’accentuer cette volonté de repartir sur de nouvelles bases (ce dernier était pourtant responsable de toutes les productions du groupe depuis leurs début). S'adjoindre les services d’un habitué de la pop de stade semblait être une périlleuse entreprise mais grâce à une trame narrative de qualité et l’ajout de synthétiseurs qui viennent enrichir l’atmosphère générale avec subtilité, tout cela tient quasiment tout le temps la route, bien aidé par l’épatant jeu tout en nuances du batteur Daniel Tracey et la place toujours plus importante au sein de ce schéma du bassiste Chris Johnson. On ne niera pas que certains instants manquent de mordant voire carrément de rythme, la faute à un coup de fatigue en milieu de disque et sa durée peut-être trop imposante. Mais bien que dépossédée de sa lourdeur, la musique de Deafheaven continue d’allier puissance et beauté grâce à des plans ambitieux et des trémolos qui flirtent plus d’une fois avec la somptuosité du post-rock. Au-delà de l’absence de blast beats (qui n’auraient pourtant pas fait tache sur certains morceaux), c’est surtout le chant clair et délicat de Clarke qui marque une vraie rupture. Nuancé dans ses choix, le frontman se montre plutôt convaincant et démontre qu’il peut avoir autant de résonance même lorsqu’il ne vomit pas ses tripes en prétendant jouer une pièce de Shakespeare.
Infinite Granite ne ressemble pas à Deafheaven et pourtant, passé de multiples écoutes, force est de constater que le groupe n’aura jamais paru aussi familier, à la fois vulnérable et à l’aise dans son nouvel environnement. Ce cinquième album, le plus accessible, est plutôt de ceux dont on ne peut extraire un seul morceau sous peine d’en voir sa force de frappe considérablement affaiblie. Celles et ceux qui sont avides d’un meilleur équilibre entre violence frontale et passages atmosphériques pourront se rabattre sur les précédents disques du groupe tandis que les plus tolérant·es y trouveront de nombreux motifs de satisfaction. On ressort de l’écoute d'Infinite Granite avec de bonnes sensations, dont celle que le fil conducteur de cet album du renouveau ne s'effrite pas autant que ce que l'on aurait pu penser. Deafheaven est et restera un groupe versatile. L’occasion nous est offerte ici d’en découvrir un nouveau visage et vu la qualité intrinsèque du projet, on a finalement peu de raisons de s’en plaindre.