Indians & Cowboys
Den Sorte Skole
8 novembre 2013. Je travaille alors dans un magasin de disques du centre ville de Bruxelles, la nuit tombe déjà quand se présentent timidement au comptoir deux Danois. Ils sont en fait DJs, s'appellent Den Sorte Skole et jouent le soir même à l'Ancienne Belgique en première partie de leur compatriote Trentemøller. Ils ont d'ailleurs avec eux quelques exemplaires de leur dernier disque autoproduit, Lektion III. Ils nous proposent alors d'en prendre quelques copies pour les mettre en rayon. Comme d'habitude, curieux, on demande à écouter avant d'aller plus loin. L'objet qu'il sort alors de son sac est déjà en lui-même impressionnant: une mystérieuse pochette toute noire garnie de trois belles plaques et surtout d'un copieux livret qui explique la démarche artistique de Den Sorte Skole.
On découvre alors au fil des pages que les gars en face de nous sont de fervents amoureux de la musique, de vrais connaisseurs, des diggers enthousiastes, des défricheurs de sons. Leur démarche est simple: ils cherchent, échantillonnent et collent des samples de tous styles, de toutes origines et de toutes les époques pour en faire des morceaux originaux et cohérents. Rien que le premier morceau du disque Riforme rassemble pêle-mêle les Italiens Piero Umiliani et Egisto Macchi, les Français Igor Wakhevitch et Brigitte Fontaine, le Brésilien Ney Matogrosso, les Allemands de Popol Vuh et d'autres curiosités japonaise, ghanéenne ou polonaise. Un regard vers mon collègue, l'excitation monte et on transpire déjà à grosses gouttes alors qu'on a encore rien entendu...
Vient alors l'écoute, et là, c'est une foutue claque, les promesses sont tenues, le choix des samples est toujours judicieux, leur variété hallucinante et la cohérence qui règne dans chacune des 25 pistes est ahurissante. Le deal se fera bien et nos nouveaux amis rentreront au Danemark délestés de tout leur stock. Et le disque se vendra comme des couques simplement en le passant dans le magasin. Très vite épuisé (la cote de ce premier pressage atteint aujourd'hui près de 200 euros), le disque ressortira avec une pochette légèrement différente et sera distribué par l'excellent label Finders Keepers pour un prix évidemment plus abordable.
Deux ans plus tard et après quelques passages remarqués sur scène, les Den Sorte Skole annoncent enfin le successeur de Lektion III. Déjà accessible en téléchargement depuis la fin 2015, ce n'est que fin janvier après quelques problèmes de distribution que je reçois enfin mon exemplaire vinyle de Indians & Cowboys.
Ce double LP est toujours aussi beau à voir. La pochette est superbement illustrée par des collages à l'image de la musique qu'elle contient et abrite toujours un luxueux livret répertoriant l'ensemble des samples utilisés (autour de 300 quand même). Fébrile, je pose le disque sur la platine et actionne le bras, crépitements, c'est parti.
Premier morceau, Stone, avec au menu This Heat, Hawkwind, David Axelrod, François de Roubaix, Yoko Ono, des marches militaires turques et des polyphonies éthiopiennes. Pas moins de 31 échantillons du monde entier pour un résultat jubilatoire qui rappelle parfois l'Amon Tobin de Foley Room ou Isam. Les morceaux "Lowmax" (parti d'un chant de prisonnier accompagné d'une douce guitare gitane avant une déferlante bruitiste décapante) et "The Caucus" (sorte de dub du futur mâtiné de blues) peuvent aussi tenir cette comparaison avec le célèbre DJ brésilien dans la manière qu'il a de transformer ce qui à l'origine s'apparente plus à des bruits ou des sons pour en faire une musique électronique ultra avant-gardiste.
On continue le voyage avec le discrètement groovy et réjouissant "Kalaidon" avec sa ligne de (contre?)basse imparable où les plus avisés reconnaîtront peut être ici ou là Jean Claude Vannier, Gary Bartz, Dave Holland ou Sam Cooke. On alterne ensuite entre électronique tribal ("Humani"), dub ("El Chark") ou deep groove ("Osian"). Le très dansant "Heli Yosa" est quant à lui un extraordinaire hommage à l'Orient avec ses percussions, chants et cuivres venus de Turquie, d'Inde, du Japon, d'Iran ou de Syrie.
Mais si la musique de Den Sorte Skole mérite vraiment toute notre attention, c'est pour tous ces petits moments de grâce absolue qu'elle distille au gré des plages comme ce piano déchirant au milieu de No More, le violon de Borders ou le suspense angoissant dont accouchent les premières notes de Anima (un des meilleurs morceaux du disque). Chaque plage force l'auditeur à dresser une oreille attentive à tout ce qui se passe, reconnaître un instrument, une voix, un effet pour prendre toute la mesure du travail accompli par les deux DJs.
En guise de clôture, DSS balance le sublime Trouillet où comment réussir à la perfection à marier un piano pillé au rock progressif des 70's à la guitare du virtuose argentin Atahualpa Yupanqui.
Den Sorte Skole confirme donc tout le bien qu'on pensait d'eux depuis Lektion III en nous offrant une suite logique et maîtrisée de bout en bout et dont on ne se lassera pas écoute après écoute. Au contraire chaque passage par nos oreilles sera l'occasion de découvrir un son qui nous avait échappé.
Au delà du simple plaisir d'écoute et d'une déclaration d'amour à peine voilée aux artistes qu'ils aiment, cet album de DSS à l'image de Lektion III est aussi un véritable objet pédagogique (le mélomane curieux pourra ainsi découvrir des centaines d'artistes plus ou moins méconnus) et invite vraiment son auditeur à se plonger dans le très riche patrimoine musical mondial du XXième siècle.
Le livret se termine avec les traditionnels remerciements et cette phrase qui résume bien à elle seule cette volonté de rendre hommage à la musique et à ceux là font. "Our deepest gratitude goes out to all the sampled artists on Indians & Cowboys. We sincerely hope that you find your hidden gems treated with appropriate respect and creativity. Hopefully Indians & Cowboys will bring you lots of new fans". On n'en doute pas.
A l'heure où la musique est devenue un produit de consommation comme un autre avec son lot de déchet colossal, il est bon de rappeler les vertus du recyclage et de se poser tranquillement dans son canapé et d'écouter autrement ce que nos aînés nous ont légué afin de savourer ce qui fait de la musique ce qu'elle devrait toujours rester: un art majeur.