I'm Him
Kevin Gates
La scène a lieu en 2016. Pourtant prophète en son pays, Kevin Gates débarque en Europe pour une tournée visitant des salles dont la taille est inversement proportionnelle à son talent et à sa générosité. À Paris ce sera la Bellevilloise, à Bruxelles ce sera la Rotonde du Botanique. Mais à chaque fois, c'est le même rituel qui termine son concert : Kevin Gates finit au beau milieu du public. Pas pour participer à un wall of death qui sent le turn up de pacotille, mais plutôt pour étreindre un par un tous les membres de l’assemblée présents ce soir-là. Et comme on le disait dans notre compte-rendu, c’était « une vraie étreinte, hein, sincère, comme celle que pourrait vous donner un grand frère. » Un moment comme on en voit trop rarement dans la musique en général, et dans le rap en particulier. Mais ce geste altruiste ressemble terriblement à Kevin Gates, un homme qui vise le ciel, mais se fait trop régulièrement rattraper par les ténèbres. C’est ainsi que, l’année suivante, il fut condamné pour possession d’armes à 30 mois de prison - une peine qu’il n’allait pas purger intégralement. Libéré en janvier 2018, il a depuis produit plusieurs mixtapes, tours de chauffe obligatoires avant de s’attaquer à I’m Him, successeur de Islah et ses singles aux centaines de millions de vues.
On n’apprendra rien à ceux qui aiment autant le MC louisianais que nous : Kevin Gates aime alterner entre chant rauque et flow militaire. Sur I’m Him, il a à nouveau recours à cette combinaison d’armes fatales puisqu’il chante 49,1% du temps tandis qu’il rappe les 50,9% restants. Pour être plus précis, il switche 117 fois entre le chant et le rap sur le disque, soit une fois toutes les 23 secondes, ce qui équivaut à 6,9 basculements chant/rap par chanson. Ces statistiques précises, établies par Central Sauce, peuvent paraître lourdingues, voire carrément inutiles ; elles permettent néanmoins de comprendre comment Kevin Gates parvient à capter notre attention pendant 50 minutes, et cela sans le moindre invité – un véritable exploit dans le hip-hop de 2019. C'est que son rap est plus bipolaire que JCVD et on ne sait jamais vraiment quand le baron de Baton Rouge va se lancer dans un hook délicieux à la « By My Lonely » ou éparpiller la concurrence façon puzzle sur un couplet furieux comme sur « What I Like ». Cette bipolarité s’exprime aussi dans des textes qui peuvent glorifier le hood et le gangster lifestyle pour ensuite s’épancher sur sa condition de père et mari défaillant, et appuyer sur les plaies infectées qui lui pourrissent l’existence depuis qu’il est en âge de faire des conneries passibles de peines de prison – et croyez-nous, le jeune Kevin était très précoce.
Cette imprévisibilité, on pourrait penser qu’elle va au mieux désarçonner, au pire horripiler. Mais le rap de Kevin Gates, c’est comme les Mentos dans le Coca-Cola : un joyeux bordel. Pour autant, ce nouveau disque n’est pas une copie parfaite et connait même quelques trous d’air - on pense à « Let It Go » ou à « Facts », qui ressemble un peu trop aux récentes pitreries de DaBaby. De même, on a du mal à discerner un single capable de reproduire le succès commercial de « 2 Phones » ou « Really Really » - un défaut majeur pour un MC comme Kevin Gates, qui évolue en solitaire dans la catégorie des poids-lourds. Néanmoins, après 16 mixtapes, après deux solides albums studio, après douze ans d'une carrière interrompue par quelques passages par la case zonzon, force est de constater que la magie continue d’opérer sur I’m Him. Pourtant, dieu sait que le chemin fut long et semé d’embuches. Plus que jamais, Kevin Gates est tiraillé entre l’homme bon qu’il aspire à être et le gangster vicelard qui sommeillera toujours en lui. Et comme on a l’intime conviction que cette dualité est inscrite dans son ADN, c’est en quelque sorte la garantie d’une carrière qui ne s’arrêtera pas en si bon chemin.