Halcyon Digest
Deerhunter
Bradford Cox n'en est pas à son coup d'essai. En quelques années, le leader de Deerhunter est devenu l'emblème d'une génération musicale post-shoegaze, post-post punk, post-new wave, post-tout ce qui se faisait de bien dans les années 80 et 90. Bradford Cox mène fièrement l'ingrate génération 2000/2010 vers une musique nouvelle, expérimentale, pop et riche. Jusqu'ici, Cox avait étonné avec son projet Atlas Sound et l'album Logos, sorti en 2009. Avec Deerhunter, il a aussi su se faire une place de choix dans un paysage musical indépendant plutôt narcissique. Avec Microcastle en 2008 et Rainwater Cassette Exchange (un EP court mais efficace), les membres de Deerhunter laissaient entrevoir des bribes de génie.
Puis, Halcyon Digest est arrivé, changeant la donne. Annoncé par les fans par des posters DIY collés dans les rues américaines, le premier titre proposé à l'écoute, "Helicopter" annonçait déjà un opus plus que prometteur. Un titre tendre et doux, à la fois facile et abordable, facile à adopter, et riche en détails. Facile à aimer mais plus difficile encore à connaître et à comprendre pleinement. L'appréhender par toutes ses richesses, voilà ce qu'il reste à faire après la première écoute euphorisante du nouvel opus de Deerhunter.
Plus que jamais, on a l'impression que Bradford Cox laisse du terrain à ses petits camarades de Deerhunter. Le guitariste Lockett Pundt éclaire et sublime l'une des plus belles réussites de cet album, "Desire Lines", qui ne peut être vue que comme une balade sauvage et folle dans l'imaginaire d'un guitariste, les riffs obsédants et la réverb aérienne le plaçant davantage dans le domaine de l'inconscient et du rêve que dans celui d'une réalité musicale. C'est aussi lui qui s'exécute au chant sur le très beau "Fountain Stairs". Et c'est peut-être cette osmose qui fait d'Halcyon Digest un album exceptionnellement homogène. Le nouvel opus de Deerhunter raconte une histoire musicale cohérente, l'enchaînement des morceaux est net et parfait, et une fois la cinquantaine de minutes d'Halcyon Digest écoulée, il n'y a plus grand chose à faire à part appuyer sur repeat et se repasser le film encore et encore, inlassablement.
Là où Deerhunter opère ses plus belles réussites, ce n'est pas tant sur les morceaux pop uptempo ("Don't Cry", l'entêtant "Revival" ou "Memory Boy") mais plutôt sur les morceaux les liant entre eux, les balades mélancoliques recelant de magnifiques détails. Les complaintes lumineuses que sont "Sailing" et surtout "He Would Have Laughed", hommage à Jay Reatard, comptent parmi les moments forts de Halycon Digest. Sept minutes d'apothéose qui finissent l'album sur les paroles les plus digressives et inspirées, les sons les plus clairs, le chaos le plus net. "He Would Have Laughed" est surtout le morceau le plus intransigeant de l'album, qui se termine brutalement et annonce le règne de Deerhunter sur la prochaine décennie. Et en profite pour dire adieu à Jay Reatard.
Si Halcyon Digest remplit une mission, c'est celle de donner un coup de fouet à cette catégorie musicale fourre-tout et dangereuse qu'est l'"indie rock". Deerhunter lui appose son sceau et lui donne un sens. Mélodies magnifiques et travaillées, refrains fédérateurs habités par l'écriture quasi-automatique de Bradford Cox (définitivement moderniste), auquel vient s'ajouter un élément mystère, le x de l'équation, la valeur inconnue. Pourquoi ne pas l'appeler "indie"? Pas simplement une expérimentation mais une façon indépendante et libre de fournir à l'auditeur une musique d'une qualité rare et de très bonne facture, sans lien à un système plus grand. C'est ce facteur qui place Halcyon Digest très haut dans la liste des disques les plus marquants de 2010, et peut-être de la décennie à venir. Bradford Cox poursuit son chemin et délivre la bonne parole musicale à qui veut l'entendre.