H.A.A.Q.
Liturgy
Alerte groupe clivant : à la rédaction de Goûte Mes Disques, dès que quelqu’un prononce le nom de Liturgy, ça mate ses pompes en mode « c’est pas moi », de peur de se ramasser la première mandale. Avec Liturgy, le monde se divise en deux. À ma gauche, celles et ceux qui estiment que le groupe fait un bien fou en secouant le cocotier du black metal. À ma droite, ceux et celles qui, malgré dix années de pratique de yoga, un régime ayurvédique et une carrière dans l’humanitaire, sont prêts à égorger les gens qui se trouvent à ma gauche avec un couteau à huitres.
Autant le dire tout de suite : H.A.A.Q. a très peu de chances de sceller la grande réconciliation. Si vous faites partie de la deuxième catégorie, il est d’ailleurs conseillé d’éloigner tout objet tranchant au moment de lire cette chronique ou d’écouter ce quatrième album studio, qui sort 4 ans après Ark Work, l’objet infâme qui provoqua le Grand Schisme.
Que reproche-t-on au juste à Liturgy ? La liste des griefs est aussi longue qu’une traversée de l’Atlantique sur un pneu. Premier reproche : le son. Depuis Ark Work, Liturgy s’est permis d’insérer dans son approche du black metal une série d’artifices qui, selon ses détracteurs, n’ont rien à y faire, au premier rang desquels des instruments MIDI. À côté des guitares qui grincent et de la batterie qui tabasse, Liturgy se permet des arrangements à base de sons préenregistrés de glockenspiel, de trompettes, de cors et de cordes en tous genres. Pire, les blast beats cèdent régulièrement le flambeau à une boîte à rythmes qui part complètement en sucette. Deuxième reproche : la production. À rebrousse-poil de tout ce qui se fait en matière de musique populaire, Liturgy n’a pas cherché à claquer 50 balles dans un pack logiciel qui lui aurait permis d’ajouter quelques sons crédibles dans ses arrangements. Ah non, ici on se contente des sons les plus criards, les plus cheap, les plus pouêt pouêt et tagada tsouin tsouin qu’on puisse trouver sur Garage Band. Troisième reproche, et non des moindres : l’arrogance d’un leader au charisme de chaussette, le bien nommé Hunter Hunt-Hendrix et sa frimousse d’ado angélique qui lui vaut le sobriquet un poil dédaigneux de « Hanson du black metal ». Il faut reconnaître que le gars en fait des caisses pour se faire conspuer : il publie un manifeste de « black metal transcendantal » sans queue ni tête malgré sa prétendue vocation académique, s’efforce de placer un terme abscons de 5 syllabes minimum dans chacune de ses phrases et se compare volontiers à… Wagner. Le gars répète à qui mieux mieux qu’il incarne à lui seul le salut du black metal. Il n’en faut pas plus pour inciter un fan de trve black à lui faire avaler sa collection de cassettes d’Emperor.
Sorti en 2015, Ark Work présentait pourtant toutes les caractéristiques d’un disque inattendu, rafraîchissant et dérangeant à la fois, qui chiait à pleine diarrhée sur les codes d’une musique qui, visiblement, n’y était pas prête. Malgré l’impression d’un immense bric à brac, Ark Work cognait fort, précisément parce qu’il avait la fougue de ces gens qui n’en ont strictement rien à foutre de rien, et sûrement pas de se mettre à dos toute une communauté adepte de corpse paint. Mais ça n’a pas plu. Il y a des sujets avec lesquels on ne déconne pas. Ark Work a révélé que le black metal en faisait partie et c'est sans doute son plus grand mérite.
Avec H.A.A.Q., Liturgy assume son crime de lèse-majesté, tout en revenant sur un terrain un peu moins glissant, du moins sur la forme. La production, confiée à Seth Manchester (The Body, Big Brave, Battles, Daughters), se montre cette fois plus massive et rend justice à une approche vocale qui se recentre sur des beuglements étouffés, plutôt que sur le chant hasardeux de l’exercice précédent. L’ensemble sonne plus frontal et plus brutal. Quant aux arrangements, seul "HAJJ", la plage d’entrée, ose encore le grand foutage de gueule, lorsque surgit après une minute seulement un riff de guitare doublé à la flûte, façon shittyfluted. Sur la longueur, l’album impressionne néanmoins par la virulence du propos. "VIRGINTY" résonne comme un long cri d'agonie submergé par une batterie qui s’aventure dans un dialogue improbable avec… une harpe. Sur "PASAQALIA", le sommet du disque, c’est une flotte de vibraphones qui est appelée à la rescousse pour imprimer un cachet de combat naval, une couleur digne de Das Boot, à une composition basée sur des rythmes syncopés, pendant qu’HHH dégueule ses cordes vocales. "GOD OF LOVE" se présente également comme un très grand morceau de Liturgy : la mélancolie s’y mêle aux riffs puissants, rehaussés de chœurs toujours aussi peu orthodoxes. L’ensemble de l’album est rythmé de respirations au clavier, sans grand intérêt prises séparément, mais qui ont le mérite d’offrir quelques minutes de répit bien mérité au milieu d’un tel fracas.
Reste la question du statut à accorder à Liturgy : grands génies ou grotesque fumisterie ? Pour ma part, j’avais choisi mon camp bien avant Ark Work et j’opte pour la première voie. Liturgy ose, avec une désinvolture déconcertante, bousculer les codes d’un black metal qui se prend trop souvent au sérieux. Quand Deafheaven ou même Wolves In The Throne Room s'aventurent à revisiter le genre, il faut bien admettre qu’ils glissent parfois sur la peau de banane du premier degré – surtout sur scène. Mieux : Liturgy incarne à merveille les fondements mêmes du black metal. Le son est cradingue ? C’était pourtant exactement le parti pris des premiers faits d'armes de Burzum, considérés comme éléments fondateurs du genre, à n’enregistrer qu’avec les pires amplis et les pires micros pour ne restituer que l’énergie – noire évidemment – dans sa forme la plus brute. Le mec se la raconte avec ses thèses soi-disant scientifiques sur le black metal transcendantal ? L'histoire du black metal déborde de théoriciens foireux, aux égos surdimensionnés. Mais qui peut prendre Hunter Hunt-Hendrix au sérieux ? Même son nom sonne comme une blague. C’est tellement compliqué de piger que le trollage est aujourd’hui la meilleure des stratégies marketing ? Vous avez maté l’artwork de ce nouvel album et ses diagrammes complètement loufoques ? Le type présente H.A.A.Q. comme la traduction de « sa propre vision marxiste et psychanalytique de Dieu ». Texto. Sérieux ? Qui avale ces sornettes ? Dis HHH, tu ne serais pas en train de te payer nos tronches?
En 2019, être détesté, susciter l’indignation sur les réseaux sociaux, est une stratégie qui paie cash. Liturgy l’a bien compris, dans la forme et sur le fond. Et si le mec croyait vraiment à ce qu’il raconte ? Ça ferait juste de lui un grand cinglé, un abruti profond, comme on en trouve déjà treize à la douzaine dans le black metal. Quant à moi, après cette chronique, je change de nom et je pars m’installer en Amérique latine, dans un pays où les couteaux à huitres n’existent même pas.