Grime MC

JME

Boy Better Know – 2020
par Jeff, le 26 février 2020
8

Si vous nous lisez avec une assiduité qui n’a d’égal que notre foi en un modèle de presse aussi peu porteur que le nôtre, vous avez peut-être eu vent de nos griefs à l’adresse du dernier album de Stormzy, Heavy Is The Head. Pourtant, pour avoir vu l’Anglais tout récemment dans une Ancienne Belgique chauffée à blanc, s’il y en a bien un qui a tout compris, c’est lui. Depuis les années qu’on attend que le grime perce au-delà des frontières du Royaume-Uni, Stormzy s’est dit qu’il fallait changer de logiciel plutôt que de rester les bras croisés, quitte à s’adapter à l’industrie et non l’inverse. Dans le cas de Stormzy, la combinaison de son talent naturel et de sa lucidité ont fait de lui un vrai poids lourd qui, s’il peine encore à s’établir aux États-Unis, a déjà l’Europe toute entière à ses pieds.

Lors du concert évoqué plus haut, j’ai eu une pensée pour JME quand Stormzy s’est lancé dans « Shut Up », banger qui incarne à merveille une vision traditionaliste du genre, mais qui aurait cantonné Stormzy à un cercle d’initiés s’il n’avait pas mis de la pop et du gospel dans son grime. Ces compromissions, JME n’y a jamais consenti, et son nouvel album réaffirme sa volonté d’indépendance avec plus de ferveur et d’abnégation que jamais. Il faut déjà savoir que si l’on vous parle de Grime MC en février alors que le disque est sorti début décembre, c’est autant la faute à notre paresse légendaire qu’à la décision de JME ne ne pas streamer un disque disponible uniquement en CD et LP – et autant vous dire qu’on ne le trouve pas dans les bacs de son disquaire favori vu sa popularité par chez nous.

Histoire que tout soit clair du but à la manière, JME entame le disque pied au plancher, avec deux titres qui valent surtout pour ce qu’il y raconte : « 96 of my Life » d’abord, raconte une jeunesse compliquée à essayer d’exister en tant qu’artiste (« Before grime, never had a voice / Grew up in Tottenham, I never had a choice ») ; tandis que « Pricks » nous fait comprendre combien JME est un self made man qui n’a besoin de rien ni personne (« I got no record deal, never had one / Got no manager, never had one / Got no stylist, never had one / Got no publisher, never had one / Got no P.A, never had one / Got no P.R, never had one »). Il y a dans cet esprit revanchard permanent, dans cette volonté de tourner le dos au mainstream quand celui-ci lui tendait les bras, quelque chose de forcément très attachant et respectable, même si cette obsession à ne pas mettre un doigt dans un engrenage qui pourrait se révéler destructeur a également ses côtés un peu risibles : seul dans son coin à poncer des belles valeurs et chérir son intégrité, JME se prive d’une exposition et d’une reconnaissance amplement méritées. Surtout que son frère, un gars assez doué du nom de Skepta, ne s’en tire pas trop mal de ce côté-là.

Et puis surtout, pourquoi choisir le confort d’une vie dans l’ombre quand on a encore tant de choses pertinentes à dire ? Des productions impeccables qu’il plie avec une aisance remarquable, ça ne manque pas sur Grime MC : bien aidé par quelques uns des plus fins limiers du Londres murky, JME démontre qu’il a encore les reins assez solides pour ne pas sonner comme un type incapable de suivre le rythme d’une musique extrêmement énergivore, et qui impose de ne pas se laisser bouffer par des productions qui envoient vite les organismes dans le rouge. Il faut l’entendre faire oublier la présence de Skepta sur « Dem Man Are Dead », faire honneur aux racines caribéennes de sa ville sur « Badman Walking Through », toucher les sommets du turn up sur « Knock You Blocks Off » ou ne pas se laisser désarçonner par le « Ding Ding Ding » concocté par Preditah. À 34 ans et en fin observateur du monde qui l’entoure, JME doit savoir que l'on est encore en droit de le respecter pour ce qu'il est et non pour ce qu'il a été. Si les cimetières sont remplis de gens qui se croyaient indispensables, les charts sont remplis d'artistes qui se croient indispensables. Pourtant, dans le grime, peu ont la jugeote, le talent et la gnaque d'un JME qui semble vivre en paix avec le fait qu'il sera pour l'éternité le MC de ton MC préféré.

Le goût des autres :