Grace / Wastelands
Peter Doherty
Tout en ayant évidemment conscience du phénomène, pour ne pas dire du problème, toute nouvelle preuve de l'artifice du monde du rock suscite la déception, voire l'agacement. Les rockstars sont des imposteurs, en ce sens qu'ils prennent des poses, des postures, à tel point qu'une lueur d'honnêteté, de véritable souffrance, transforme le premier venu en icône ad vitam aeternam (au hasard : Ian Curtis, Jeff Buckley, Jim Morrison, Michael Hutchence… Non, je déconne). Mais aucune part de vérité pour Pete Doherty, ex-chanteur des Libertines et chanteur des Babyshambles, échappé ici en solo et à la recherche manifeste d'une reconnaissance, sans parler de réhabilitation – il convient désormais de l'appeler Peter. On avait déjà pu constater le goût de l'animal pour la démonstration bien lourde, comme sur la pochette du second album des Libertines, où il pose, les bras tatoués et les veines saillantes, comme pour crier à l'auditeur, "regarde, je me drogue, je fous ma vie en l'air", sous-entendu : "je vaux bien mieux que toi".
Cette tendance à prendre le public pour un idiot est encore plus évidente ici car Monsieur Peter Doherty, la petite frappe à la gueule d'ange, nous propose un disque d'une prétention absolument ahurissante. Vous connaissez évidemment le personnage pour ses apparitions récurrentes dans les tabloïds britanniques : frasques amoureuses, dérives stupéfiantes, séjours en taule, prestations scéniques n'ayant rien à envier à celle d'Amy Winehouse… Mais non, Doherty n'est pas qu'un paumé : c'est un poète, le dernier des romantiques, la "dernière des roses britanniques", la grâce incarnée, pense-t-il nous faire gober en grossissant le trait à un point rarement atteint, qui confine au foutage de gueule patenté. L'objet du délit : la photographie de Rimbaud sur l'image gravée sur le disque. Sous-entendu : "Vous ne m'avez jamais compris, je suis un pur, un artiste, une âme maudite, regardez, je suis le nouveau Rimbaud". Le petit con.
Pitoyable, lui qui, bien entendu, en intitulant son album Grace/Wastelands, nous invite d'ailleurs à choisir notre camp, sans se donner réellement les moyens de nous convaincre que son disque pourrait arriver à l'ongle du petit orteil d'un autre Grace, le mythique album de Jeff Buckley. Non, Doherty, c'est juste Wastelands : des terrains vagues où croupit sa prétention pathétique, au milieu d'une poignée de chansons loin de parvenir à susciter l'enthousiasme. Sans être franchement nul, l'album laisse sur sa faim, surtout au vu des prétentions et des annonces l'ayant précédé. Album émouvant ? Personnage attachant ? Fantasme de journaliste, alors. Car Grace/Wastelands est, comme son titre l'indique, un album bancal, qui hésite, touche à tout et tire dans toutes les directions : "Arcady", ballade chantée d'une petite voix insupportable, "Last of the English Roses" (ben voyons), un dub manifestement pompé sur "On the Way to the Club" de Blur (sur Think Tank, en 2003), "1939 Returning", morceau casse-gueule d'ailleurs initialement enregistré avec Winehouse, "Sweet by and by", jazzy et sympathique, "I Am the Rain", douce ballade acoustique, ou encore "Palace of Bone", légèrement plus rock. Aucun de ces morceaux ne nous fera changer d'avis : l'ex-chanteur des Libertines est un usurpateur.
Si le disque tient tout de même la route, c'est parce que, dans l'histoire, Doherty a la chance d'être bien entouré. Par Graham Coxon, d'abord, qui tient ici la guitare sur tous les morceaux, par Stephen Street, ensuite, mémorable producteur des premiers Blur, qui confère à cet album un brin foutraque un minimum de cohérence et a probablement joué un rôle non négligeable dans la composition des morceaux et leur habillage romantico-narcissique, blindé de cordes délicates et d'arpèges bien plus séduisants que le gus dont ils desservent le noir projet, par la belle Dot Allison enfin, sur "Sheepskin Tearaway". Comme du temps de son association avec Carl Barât, Doherty utilise l'intelligence des autres et trompe son monde pour parvenir, ici, à sortir un excellent morceau, un seul, "Broken Love Song", nettement moins destroy que son auteur, magnifique pop song qui porte clairement la marque Coxon et qui vaut bien plus que tous les autres morceaux réunis. Impossible toutefois de voir en cet album autre chose qu'une vaine tentative de faire croire au public que le p'tit Pete ne serait pas ce type qui gâche ("waste") un talent qu'on lui cherche encore et dont le vocabulaire ignorerait le terme "honnêté".