Golden Apples Of The Sun
Suzanne Ciani & Jonathan Fitoussi
Est-ce que le synthé est un instrument passé de mode ? En permanente mutation avec les modes sur le passage de l’analogique au numérique, du numérique à l’analogique, et les marques qui bossent sur un syncrétisme des deux, on ne sait plus trop où placer ces gros claviers pleins de potards, qui ont pendant si longtemps incarné la modernité et qui semblent plus que jamais jouer le rôle des dernières machines de l’histoire. Malgré cette ambivalence fondamentale, il y a quelque chose de beaucoup plus simple chez les amateurs·rices de claviers analogiques : ce sont des amoureux·ses de leurs formes historiques. Comme dans beaucoup de domaines, finalement : si on l’aime, on aime souvent ses origines.
En France, un des meilleurs représentants de cette passion, c’est sans nul doute Jonathan Fitoussi. Quel parcours pourrait le plus attacher à l’histoire du medium que de commencer par être proche de l’INA-GRM dans ses premières années de carrière, puis faire ses classes dans la restauration de bandes magnétiques. Cette culture, il l’a exportée dans des projets bien plus larges : des disques chez Versatile, Pan European, ou encore une superbe collaboration avec Jean-Baptiste Dunckel. Avec toujours cette caractéristique essentielle, non seulement d’utiliser des machines légendaires (quitte à se barrer à Stockholm avec Clemens Hourrière pour en sortir le magnifique Five Steps), mais également de ne pas les brusquer. C’est ce qui fait que la musique de Fitoussi a quelque chose de fondamentalement classique dans l’histoire des musiques synthétiques, et qu’il a dû sauter sur l’occasion lorsqu’il a pu travailler avec Suzanne Ciani.
Suzanne Ciani, c’est une légende des musiques minimalistes américaines, qui propose des rêveries sur son Music Easel depuis les années 1970. Son univers, c’est également celui du début du new age, de la Californie, et de la transmutation des hippies vers des sonorités de plus en plus spirituelles et de moins en moins rock. C’est d’ailleurs chez elle, face à l’océan Pacifique, qu’a été enregistré Golden Apples Of The Sun. Loin des sous-sol technicistes de l’INA, on est ici dans une communion avec l’immensité naturelle et la plénitude de la conscience. Ce délire totalisant, on le retrouve assez bien sur la pochette, une illustration d’Olga Fröbe-Kapteyn. Au-delà de prolonger le travail de Sonia Delaunay et des illustrateurs allemands des années 1920, c’est aussi une proche du psychologue Carl Gustav Jung. La théosophie et la synchronicité ne sont jamais bien loin, et ce « Coral Reef » qu’on explore pourrait bien être celui de nos propres contrées inconscientes.
Mais pour que ce mélange de spiritualité, de nature et de musique fonctionne, il requiert une précision hors norme. C’est là que Ciani et Fitoussi passent maître et maîtresse : pas de voyage synthétique sans une technique si profonde qu’elle permet de se laisser plonger dans les boucles modulaires. C’est cette qualité de maîtrise qu’on retrouve dans l’usage percussif des sons dans « Rainbow Sequence », ou dans le dosage des effets sur « Golden Apples Of The Sun ». Est-ce que le disque est une révolution dans l’univers des synthés ? Non, et ce n’est pas le projet. Si quelques passages ont clairement bénéficié d’inspirations plus récentes, comme l’excellent « Sonar », Golden Apples Of The Sun reste un disque pour ambientophiles très classique. Mais qui a besoin de nappes quand on est face à l’océan ?