Godfather
Wiley
Malgré son statut de godfather du grime, Wiley a géré sa carrière comme Jérôme Kerviel a géré son portefeuille d'actions. Parce qu'il faut bien se rappeler qu'on parle d'un mec qui, avec cette canaille de Dizzee Rascal, a participé à la première percée du grime dans le mainstream en sortant Treddin' On Thin Ice sur XL Recordings en 2004 – soit un an après la déflagration Boy In Da Corner. En d’autres termes, Wiley devrait être un rentier vivant sur les deniers de Richard Russell et non le loser magnifique qui a vu son frère d’armes Skepta bâtir intelligemment sa carrière jusqu’à se payer le Mercury Prize 2016 au nez et à la barbe de David Bowie ou Radiohead.
Cela ne veut pas dire que, pendant toutes ces années, Wiley a fait de la merde (quoique) ou mangé des fish’n’chips en jouant à FIFA (quoique). En vérité, son caractère de chiottes, son manque total de fiabilité et sa propension à commettre quelques énormes fautes de goût sont les principaux éléments qui ont empêché ses meilleures productions d'arriver aux oreilles du plus grand nombre.
Acculé in da corner et peut-être dégoûté de ne pas être reconnu à sa juste valeur, Wiley a décidé d'orchestrer sa sortie en activant le mode "full drama queen" : Godfather sera son dernier album et puis c’est tout. Et si on a plutôt tendance à considérer cette affirmation comme une énième bravade peu crédible, on a au moins une certitude : si on parle bien ici du chapitre qui met un terme à l’histoire, on pourra refermer le bouquin avec le sentiment du devoir accompli et la banane totale.
En effet, avec les années, Wiley a compris que comme avec une bonne blague de Guy Montagné ou un bon discours d’Emmanuel Macron, le plus important, c’est de ne pas louper son entrée et sa sortie. Ce qui il y a entre les deux, ça a autrement moins d’importance. Et comme avec Treddin' On Thin Ice 13 ans plus tôt, "Eskiboy" livre un disque qui, à défaut de prendre des risques, ne loupe pas la moindre cible. Début de carrière sur les chapeaux de roue, check. Fin de carrière en feu d’artifices, check.
En 17 titres pour une petite heure de musique, Wiley regarde clairement dans le rétroviseur, ne convoque pas les producteurs qui façonnent déjà les prochaines mutations du grime et n’invite pas ces MC’s considérés comme la relève. Non, si cette furieuse bamboula doit être la dernière, autant fêter ça aux côtés de ceux que l’on aime. Et un peu à l’image de ces grosses sorties de rap US sur lesquelles on croise à peu près les 20 mêmes têtes interchangeables, on a ici droit à tout ce que le grime compte de plus visible pour donner encore un peu plus de poids à une sortie qui, pourtant, n’en avait pas vraiment besoin : Skepta, JME, Preditah, Lethal Bizzle, Flowdan, Ghetts, Frisco ou les Newham Generals ont tous leur place sur Godfather et ne viennent pas pour beurrer les sandwiches.
En fait, Godfather est un disque qui puise son efficacité sur un principe assez simple, une philosophie héritée du grand Jean Alesi : à fond, à fond, à fond. Mais contrairement au pilote français qui avait l’habitude de finir dans le bacs à graviers avant la fin du premier tour, Wiley évite les pièges, empêche les dépassements irrévérencieux et fait la course en tête de bout en bout, avec le pied qui écrase le champignon. Un telle attitude est évidemment risquée : ces disques qui serrent les gorges sans autre forme de procès ont tendance à lasser. Mais ici, tout le monde joue à son juste (et meilleur) niveau, personne ne tire ostensiblement la couverture ou n’en fait des caisses pour avoir ses 2 minutes de gloriole – en même temps plus personne n’a rien à prouver sur Godfather, les légendes sont suffisamment légendaires comme ça.
Paradoxalement, à 38 ans et alors qu’il est l’un des « quinze noirs britanniques les plus importants de l’histoire » selon la BBC, Wiley débarque avec son dernier disque en donnant parfois l’impression qu’il a encore tout à prouver, comme si l’on ne retenait encore de lui que l’un ou l’autre banger ayant pointé le bout de son nez dans les charts. Pourtant, avec un album plein d’honnêteté et sans déchets (vraiment, hormis peut-être l'immense "Bring Them All / Holy Grime" on a dû mal à sortir d'autres titres du lot), Wiley dépose son testament et s’en va par la putain de grande porte. On en viendrait presque à regretter cette retraite, mais on utilise le conditionnel, parce qu’on est prêt à parier que la parole ne sera pas suivie des actes. Pour le meilleur et pour le pire, comme d’habitude avec lui.