Gemini Rights
Steve Lacy
Il arrive parfois que les qualités atypiques qui nous ont séduit·e·s dans un projet, une chose ou une personne deviennent avec le temps la cause même de ce qui nous en éloigne ; souvenez-vous du jour où vous vous êtes rendu compte que vos Stan Smith dormaient depuis quelques semaines dans la garde-robe, parce que vous ne juriez plus que pour vos Air Max TN. Comme elles, les artistes connaissent ce même genre d’oubli et finissent au placard de nos playlists. Cela s’est passé avec Steve Lacy.
On a tout de suite adoré le boug, dès qu’il a jeté à la face du monde ses tripotages d’adolescent sur le garage band d’un iPhone ; en plus d’être précoce, Steve Lacy était un génie. Pourtant, nous l’avons perdu de vue après la sortie de son premier album Apollo XXI, et ce, malgré ses incroyables collaborations (poke Kendrick), ses excellents projets (poke The Internet), ou sa compilation The Lo-Fis qui, en 2020, avait cristallisé l’énergie brouillonne et baveuse de notre homme. À force de trop déconstruire, sa patte était peut-être devenue la raison de son apparition dans notre radar comme la cause de son éclipse progressive.
Heureusement, « Mercury » a fait office de fusée de détresse, pour nous rappeler à l’ordre en annonçant la venue de Gemini Rights. La brume traditionnelle que Steve Lacy avait pris pour habitude de diffuser s’y est cette fois gonflée d’une vague bossa nova, qui se strie d’incises funk, sous le chant très contenu et posé d’un R&B façon 2000. Sur papier, cette recette pourrait paraître quelque peu putassière, mais elle ne cède pourtant jamais au mauvais goût. Steve Lacy est parvenu à produire la formule qui concentre trois genres hyper touffus dans son approche en filigranes, faisant que les deux plateaux de la balance trouvent leur juste équilibre. Et pour notre plus grand bonheur, il semble être aussi passé maître dans l’expression de climax puissants sur des morceaux bien laidback.
Il suffit de s’envoyer « Bad Habit », deuxième single, pour le confirmer. Après un tapis d’accords de guitares sous filtres que viennent percer de hautes lignes de synthés, la voix principale, très distante de la prise micro et sous reverbe, se lance dans un pont a cappella avec chœurs avant de reprendre seule, plus brute et plus chaude. Le morceau rattaque sur un lâcher de notes à la guitare en mode clean, pour finir sur un léger tourbillon hyper saturé bien que posé, presque serein. Cette construction savante s’étend sur tout le disque, dont l’évolution sonore accompagne un cheminement psychique : la rémission d’une rupture.
À la première écoute, la fureur subtile du début laisse doucement place à une acceptation presque léthargique, celle d’une paix retrouvée ; dix morceaux dont la seconde moitié pourrait ainsi décevoir par sa fuite molle. Pourtant, le titre de l’album comme sa pochette en livrent une clé de lecture, au travers de l’ambivalence que suggère la figure des Gémeaux, à la fois partagée et liée. Qu’il s’agisse d’évoquer le couple, la fratrie, les fragments d’identités, la bisexualité ou la question goffmanienne des interactions sociales, il faut y percevoir un réseau de communications entre opposés. On doit par conséquent réécouter le disque en cherchant non seulement la puissance larvée – plus facile – des débuts, mais aussi l’intensité des cicatrices et la maturité de l’expérience sur sa fin. Bingo.
S’il est question de relations dans le message du disque, il l’est également dans sa composition. Ayant mis de côté ses habitudes DIY, Steve Lacy s’est entouré de fins partenaires pour appréhender son nouvel album, selon une perspective studio plus conséquente comme en témoignent certains arrangements plus amples et grandiloquents. Dans l’équipe, on retrouve notamment DJ Dahi (producteur de Kendrick Lamar, Vince Staples, Drake), Diana Gordon (le « Sorry » de Queen B, c’est aussi elle), sa sœur et sa mère, puis surtout le claviériste John Carroll Kirby (bras droit de Solange) dont le travail investit de nombreuses dimensions du projet, ainsi que l’incroyable Fousheé qui, en plus d’apporter un soutien vocal à ce dernier, sur « Mercury » et « Sunshine », lui cède sa force de traction. Puis Matt Martians aussi, sur « 2Gether », puisqu’on ne pouvait raisonnablement pas se passer d’un membre de the Internet, si collectif il y avait.
Au milieu de toutes ces histoires de cœur, Gemini Rights vient marquer avec talent le passage d’une grande étape dans la carrière de Steve Lacy. Venu de l’indie lo-fi, il a peaufiné ses manières pour offrir à son syncrétisme rock et nu-soul une approche plus minimaliste et calibrée ; son esthétique brute et brouillonne s’est affinée par l’ajout de nouvelles couches aux provenances multiples, comme les musiques latines, sans perdre pour autant son aspect brumeux. On peut d’ailleurs croiser les spectres de Stevie Wonder sur certains titres, comme « Helmet » et sa wah-wah, ou même de Michael Jackson sur « Buttons », qui connotent tous l’expertise des grands. Avec cette élégance si particulière et furieuse, on ne sait finalement pas du tout pourquoi on vous a parlé de Stan Smith et de Nike… Dans notre garde-robe, Steve Lacy est devenu une pièce Yves Saint Laurent : un putain de monument.