Fear Inoculum
Tool
La sortie de Fear Inoculum, album attendu depuis 14 ans, maintes fois annoncée, toujours repoussée, a déclenché comme prévu son avalanche de réactions épidermiques. Les morceaux étaient à peine disponibles sur les plateformes d’écoute que chacun y allait d'un avis bien tranché : coup de génie, coup dans l’eau, tout ça pour ça, trop long, leur meilleur album, leur pire album, Tool fait du Tool, c’était mieux avant, etc. Et si, finalement, tout ce foin en disait beaucoup plus sur nos modes de consommation de la musique que sur le contenu de l’album lui-même ?
En 2019, on salue le règne de l’immédiat. Les dates de péremption des contenus culturels n’ont jamais été aussi proches de leurs dates de sortie. Dans l’heure qui suit la parution d’un album (mais aussi d’un livre, d’une série télé, d’un film), il faut être le premier à l’analyser, le décortiquer, le noter... et le foutre au bac pour s'attaquer au suivant. C’est une compétition : on se positionnera dans les moteurs de recherche, on améliorera notre référencement et nos avis toucheront un plus large public. En soi, pourquoi pas ? Nous nous sommes rapidement habitués à ces nouveaux codes. On écoute même les disques avant leur sortie, souvent parce qu’ils ont fuité, et on les classe déjà parfois dans les archives avant même la date de parution officielle. Résultat : les formats se sont adaptés à ces nouveaux modes d’écoute. On balance du teaser sur Instragram, du clip sur YouTube et un showcase en live sur Facebook pour faire monter la sauce, histoire de s’assurer des chroniques clé-sur-porte.
Problème : dans ce contexte, que fait-on des albums plus complexes, ceux qui demandent 10, voire 25 écoutes pour se révéler ? En 2019, quel sort aurait été réservé au Spirit of Eden de Talk Talk, à Low de Bowie ou à 154 de Wire, dont on fêtait précisément le 40e anniversaire ce 1er septembre ? Dans le cas de 154, TOS de Sunn O))) balançait la semaine dernière sur les réseaux sociaux qu’il lui avait fallu 5 ans pour piger le génie de ce disque.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Dans le meilleur des cas, on savoure, on décortique, on déguste et puis, quand on tient enfin quelque chose de pertinent à écrire sur le sujet, on est hors délai et on se reporte sur la rubrique Digestion lente pour l’analyse plus fouillée. Dans le pire des cas, on abandonne, submergé par le flot quotidien de liens vers le nouveau ceci, le dernier cela. Le neuf chasse le vieux. Ce n’est pas un hasard si, dans le domaine des musiques lourdes, on n’a jamais pris le temps de chroniquer soigneusement quelques sorties monumentales : Magus de Thou, Sulphur English d’Inter Arma ou Syntheosis de Waste of Space Orchestra étant les exemples récents les plus parlants. On pourrait même encore évoquer, dans un autre registre, le cas de l’album fleuve The Glowing Man de Swans, un chef d’œuvre de près de 2 heures que je n’ai pas encore fini de digérer au bout de 3 ans.
Que peut-on dès lors écrire de sensé au sujet du nouvel album de Tool, deux semaines et une vingtaine d’écoutes après sa sortie ? Pas grand chose encore, et nous y reviendrons précisément dans une prochaine digestion lente, d'ici quelques mois. Tout au mieux, nous pouvons tirer quelques enseignements bienvenus.
Première constatation : c’est un disque dense, et long. Très long. Qui peut encore se permettre aujourd’hui une immersion d’une heure et vingt-sept minutes, à une époque où on court tous comme des maboules et où on est dérangé environ toutes les 30 secondes par les notifications de tous nos comptes censés nous connecter au monde extérieur ? Personne. Qu’on l’apprécie ou pas, Fear Inoculum est un album qui se mérite. Tous ceux qui l’ont balancé aux orties après deux écoutes distraites risquent de ravaler leur jugement d'ici quelques mois. L’ironie, c’est que le titre d’ouverture de l’album, balancé en preview quelques semaines à l’avance, reste de loin le plus faible du disque. A l’inverse, "Pneuma" est une vraie pépite, le genre de morceau à la structure complètement alambiquée, mais qui sonne comme si l’affaire avait été réglée en trois coups de baguettes. A chaque écoute, la chanson se livre un peu plus et libère des saveurs insoupçonnées. Plus loin, "Invincible" et "7empest" rappellent que les gars sont toujours capables de balancer de sacrés pavés dans la tronche, avec quelques vrais moments de grâce. Et un moment de grâce chez Tool, c’est pas pour rire : du riff de guitare d’une précision chirurgicale, de la ligne de basse qui cogne et groove à la fois, et des roulements de batterie à t’arracher les dents.
Restent à ce stade deux grandes interrogations. La première porte sur la production, cristalline, de Fear Inoculum. Tool a certes toujours eu l’art de s’adresser à un public audiophile. Fallait-il pour autant pousser l’effort de sophistication aussi loin ? Est-ce vraiment le rôle d’un groupe de rock de restituer en ultra haute fidélité chaque subtilité du jeu, quitte à laisser à la porte du studio la fougue d’une musique qui se joue avant tout avec les tripes, et les imperfections qui en découlent naturellement et en font précisément le charme ? En fin de compte, la production de Fear Inoculum le rapproche plus du dernier Daft Punk que du dernier Yob. Personnellement, si je salue la qualité technique irréprochable du résultat final, j’aurais quand même préféré un rendu plus brut. C'est sans doute la conséquence d'avoir été biberonné aux productions de Steve Albini.
L’autre interrogation porte sur le délai d’attente : ces quatorze années étaient-elles vraiment nécessaires pour sortir un album qui sonne tout « simplement » comme du très bon Tool (sic) ? Ici encore, le débat nous renvoie plus à nos propres modes de consommation, nos attentes et nos fantasmes. Et si on renversait la question: que nous est-il donc arrivé en 14 ans pour qu'on ne soit plus capable d'écouter un album de Tool comme il se doit ?
La bande à Maynard James Keenan n’a jamais été un groupe comme les autres. Loin des médias, encore plus loin des réseaux sociaux, le groupe se veut ailleurs, hors du temps. Ces longues années ont nourri des exigences démesurées. Mais c’est notre problème, pas le leur. Ils ont pris leur temps, pondent un album d’excellente facture et doivent bien s’amuser des prises de becs sur la qualité supposée de l’objet. En attendant, l’album s’est confortablement installé en tête des charts, pour un budget promo inexistant. D’autres questions ?