Exotic Birds Of Prey
Shabazz Palaces
Lorsque Shabazz Palaces a émergé du vide intergalactique en 2009, le groupe visait un anonymat actif et activiste. Échapper aux contrôles, échapper aux règles en place dans un rap en proie à une certaine uniformisation, c’était tout un programme d’esquive pour un collectif dont les frontières échappaient à la compréhension. Et si cette dernière affirmation est encore vraie aujourd’hui, le projet est un peu redescendu de ses hauteurs, perdant sa notoriété et probablement son écho. Dommage ou...tant mieux ? Avec ce dernier disque, Exotic Birds Of Prey, on a peut-être pour la première fois un Shabazz Palaces au fond d’un sceau choisi, dans une obscurité qui lui va extrêmement bien, parfaitement enroulé dans le velours d’un grand manteau arborant fièrement l’étiquette « musique de niche ».
C’était déjà le cas pour le très explicite Robed In Rareness l’an passé, mais on atteint des sommets dans ce qu’on dire simplement de cette manière : Shabazz Palaces est un collectif composé d’un seul type, le bien connu Ishmael Butler (et ce depuis le départ de Tendai Maraire en 2020), et le dernier album est exclusivement composé de featurings, dont on ne sait pas si ce sont de vraies personnes ou des alias de Butler, tellement les invité·es sont inconnu·es au bataillon. Clairement, Purple Tape Nate, crédité sur le morceau d’ouverture, n’est pas un artiste exerçant en-dehors de la tête de Butler, pas plus que Cobra Coil. Mais si OCNotes a l’air d’être un vrai artiste malgré ses 190 auditeurs·rices par mois, ce n’est pas le cas de Lavarr The Starr, qui est un personnage inventé par Ishmael Butler il y a plusieurs années déjà, mais qui a sa propre discographie et une page Bandcamp dédiée. Autrement dit, se renseigner un peu sérieusement sur Shabazz Palaces, c’est rentrer dans la zinzinade la plus totale et une version vaporwave des alias de Fernando Pessoa à l’aire de l’intelligence artificielle.
Et c’est un sentiment assez délicieux. Comme chez Pessoa, la rupture entre la réalité et la fiction n’est pas un brouilleur de vérité mais une flèche plantée au cœur des systèmes d’imageries numériques. Qui prend tout son sens quand, en cherchant les paroles des morceaux, genius.com me demande si je suis un véritable humain – j’ai failli répondre non. Cette volonté d’investir esthétiquement et politiquement la fiction dans le hip-hop, c’est le grand projet afro-futuriste de Shabazz Palaces depuis les débuts, et qui est complètement en roue libre aujourd’hui.
Musicalement, cela se traduit dans Exotic Birds Of Prey par une atmosphère afro-funk très abstraite, dissonante, ne laissant jamais aux auditeurs·rices la chance de saisir une vraie clarté vocale, et s’inscrivant dans une tradition assez facilement identifiable. Si le featuring avec Japreme Magnetic, « Myths Of The Occult » sent bon le trip-hop baigné au free jazz et aux accents de Company Flow, le dernier – et excellent – morceau du disque, « Take Me To Your Leader », est un hommage évident aux relations que Shabazz Palaces entretient depuis toujours avec Drexciya, Model 500, et toute l’équipe made in Detroit.
Certes, le disque est court, tous les morceaux ne tapent pas où il faut, mais il est temps d’arrêter de vouloir que Shabazz Palaces sorte un grand disque révolutionnaire qui ferait date dans le hip-hop – comme on a pu le croire au moment de la double sortie en 2017. Ishmael Butler et ses potes, existant ou non, sont bien mieux à leur place dans un rôle d’outsider cryptique, sombre, et dont on a envie de faire passer les disques sous le manteau alors même qu’ils ne sont pas interdits.