EX EYE
EX EYE
Une complexe étoile à onze branches recouvre une autre étoile similaire, dont on distingue les pointes sur l'ombre du pourtour. Un troublant schéma hendécagonique plongé au milieu de deux infinis dont la simplicité n'a d'égal que l'effroi qu'elle provoque. Sur l'extérieur, quatre lunes et un grand cercle effacé, l'infinité d'un univers à propos duquel on comble notre ignorance par de sombres croyances. À l'intérieur, un œil, purifié et meurtri à la fois par l'absence de son double, rappelant ce regard que chacun ne peut détourner de soi-même et de sa solitude. Un être conscient perdu dans une tension constante, voilà l'auditeur auquel s'adresse EX EYE. Et EX EYE, c'est l'histoire de quatre musiciens venus composer un supergroupe pour explorer ces enfers. Et il faut bien comprendre cet album comme celui d'un supergroupe. Pourquoi ?
Déjà, pour pouvoir en apprécier toutes les voix. L'esthétique sonore post-metal vise à créer un flux de musique dont on doit apprécier l'emmêlement et l'indistinction de chaque musicien ; pourtant ici, il faut se laisser porter par l'aspect mural des morceaux tout en étant capable d'apprécier ce que chaque voix du groupe a à nous dire. Qui compose alors cette équipe d'exploration infernale ? Deux membres déjà sont à l'origine du projet : Greg Fox, batteur de Liturgy (un des groupes dont Ex Eye se rapproche le plus) au jeu très sec qui sait y faire dans la violence ; et Colin Stetson, génie contemporain du saxophone basse, que vous avez probablement déjà rencontré sur les albums d'Arcade Fire ou Bon Iver, ou même en solo, et qui pratiquera ici son jeu typique d'arpèges, mais qui se laissera des moments de répits avec de longues lignes de basse (si vous l'avez déjà vu jouer, vous comprenez que le bonhomme a besoin de se reposer deux secondes de temps en temps).
Les deux hommes se sont rencontrés autour d'un projet commun l'an passé : Sorrow, un album initié par Stetson et qui revisitait la 3ème symphonie d'Henryk Gorecki. Sur ce projet, on voyait déjà émerger des sonorités que l'on retrouvera dans EX EYE, et notamment cette atmosphère si particulière, qui tend à retrouver avec le metal ce que les chants liturgiques possédaient de puissance et d'abandon. Un récit épique fait par une voix seule cherchant à braver sa solitude.
Deux autres membres se sont rajoutés à ce projet: Toby Summerfield, guitariste de musique improvisée très présent sur la scène de Chicago, qui connaît bien Stetson et peut ainsi se prêter à un jeu de guitare très punk-noise mais en restant assez aigu pour créer une vraie illusion de fusion sonore entre la guitare et le saxophone ; et Shahzad Ismaily, guitariste et bassiste sur des projets assez expérimentaux et qui devient claviériste pour EX EYE. Il a dans le groupe un vrai rôle de transition : il arrondit les morceaux, crée un soutien dans les phases plus lentes avec des nappes, fusionne avec le saxophone quand la guitare s'échappe un peu.
Cet ensemble crée une atmosphère vraiment unique, à mi-chemin entre du shred métalleux aux accents afro-jazz, du math-rock avec un son de guitare assez sale, le tout happé par une ambiance très stoner-doom, une nécessité pour cette musique de l'enfer intérieur. Tout cela mène alors à confirmer qu'EX EYE doit être considéré comme un supergroupe, parce qu'un supergroupe (sauf quand cela devient une entente entre vieux potes pour faire de la thune) est très souvent un véritable projet. On fait un album parce qu'on a une perspective exceptionnelle à proposer ensemble, et cela ne se répétera peut-être pas.
Contrairement à ce qu'ont pu faire Summerfield et Stetson auparavant, pas d'improvisation dans l'enregistrement de l'album EX EYE, et même quasiment pas d'improvisation dans la composition. On s'en rend compte assez rapidement, à écouter le début de l'album la batterie brise très souvent le rythme continu du morceau, tout le monde se cale parfaitement, les lignes en arpège de Stetson sont toujours parfaitement adéquates au reste du groupe.
Il faut que cette musique soit très écrite, car on est vraiment dans une perspective psychédélique, au sens où c'est une musique qui a pour but déformer notre perception. Et on en retrouve tous les aspects : les morceaux sont longs et tentaculaires, à tel point que chacun d'entre eux est en fait plusieurs morceaux. On ne sait jamais à la fin comment on en est arrivé là, et chacun des cinq titres de l'album se construit alors comme une expérience à part. La structure est en perpétuelle mutation, ce qui permet de n'avoir aucune longueur dans l'album, au sens où on trouverait le temps long. Et ne pas trouver le temps long, c'est ne pas le sentir passer, et ainsi l'oublier. Combien de temps s'est-il écoulé depuis que j'ai lancé l'album ? Dix minutes, trois heures, peu importe, il s'est écoulé une durée non quantifiable, un temps qui m'est propre pendant lequel j'ai regardé un sombre alter ego me regarder. Un œil en dehors de l'autre.
Dans la mythologie chrétienne, une étoile à onze branches signifie toujours une imperfection, une incomplétude. Voilà la zone dans laquelle travaille Ex Eye : un effort permanent pour atteindre une perfection spirituelle, dans le retour vers autrui et dans l'acceptation de sa condition, mais un effort qui n'est qu'une tension vers une limite, et qui ne l'atteindra jamais. Comme l'explique Colin Stetson dans son entretien avec Vinyl Me, Please, et essayant de résumer le projet d'Ex Eye : "Peu importe d'où tu pars, tu reviendras toujours au fait que chacun d'entre nous est une conscience chaotique dans un crâne, séparé des autres et de toute autre chose. Quand tu explores cela, tu en viens à une perspective profonde mais aussi terrifiante : tu comprends que personne ne te comprendra jamais."