Everyday Robots
Damon Albarn
Impossible de se lancer dans Everyday Robots sans dresser la trajectoire de son auteur, Damon Albarn, dont le nom seul suffit à véhiculer une certaine aura et tout un passé de résonnances mélodiques. Or, dans un premier temps, cette œuvre savamment construite n’appelle qu’elle-même et la qualité dont elle se couvre mérite d’être perçue sans qu’on ne lui appose un filtre mondain, voire événementiel. D’ailleurs, en retraite, elle se coupe de l’extérieur pour laisser l’art des 'joies mélancoliques' (Albarn appelle ça le happy sad) déployer tous ses talents.
Une force majeure se dégage : l’album performe brillamment en ce qu’il canalise des tensions. Proposant une modernité qui allie tradition et innovations, il présente l’une et l’autre dans une nébuleuse mélancolique dépourvue de leurs odeurs périmées ou de leurs détonations purement avant-gardistes. Le spectre de Lord Buckley, qui traverse presque tous les titres mais qui surtout ouvre et clôt le disque, en est la parfaite illustration. Avec sa voix décalée, les samples du storyteller qui avait anticipé la beat generation livrent un chant venu du passé et pourtant toujours dirigé vers l’avant. Dans la même dynamique, les percussions oscillent entre bruits de machines et instruments typiques des musiques du monde qui, par leur usage même dans cet univers, sonnent comme une nouveauté. Au-delà de toute considération conceptuelle, comme si la vie était en pause, il n’y a plus qu’une impression d’harmonie au sein de laquelle se retrouvent analogique et numérique.
Tout le jeu se porte aussi sur la confusion des frontières. Alors que les sons et percussions ne cessent d’exploser à profusion, l’ensemble distille une sublime sobriété relevant presque du calme angélique. Et si en soi, « Mr. Tembo » et « Heavy Seas Of Love » ne sont pas des titres qui retentissent, l’appel d’air qu’ils engendrent suffit à saisir l’élan naturel en contraste avec la profondeur et l’intensité de « Hollow Ponds » ou de « You & Me ». Même les genres musicaux participent de ce mouvement : une voix folk contourne quelques jets de piano jazz, entre deux percussions africaines, sur une structure pop parée de son plus élégant costume trip hop. En réalité, tous ces éléments se ramènent à une ligne directrice qui explique le calme, la progression et la vie de l’album : omniprésentes, jusque dans les paroles — Arrhythmia, accepting that you live with uncertainty — les pulsations cardiaques servent à la fois l’œuvre et l’homme, en un écart.
C’est en effet dans une sorte de battement marginal que Damon Albarn, le « serial collaborateur », assume enfin sa personne, celle qui aurait fait fuir Graham Coxon avant l’enregistrement de Think Tank. Séparé de la constellation des grands noms avec lesquels il a travaillés, conservant une part de pureté présente dans le bordel de Blur et Gorillaz, il dévoile son être originel, plus intellectuel et sensible que les criardes crétineries de la britpop, acceptant avec humilité les indications de Richard Russell. Ne restent donc que des traces des précédentes formations, et c’est en ça qu’Albarn reçoit un point déterminant et remporte une victoire des plus complexes dans la guerre contre les frères Gallagher, continuant tous deux de s’enfoncer dans la vase depuis leurs séparation. Everyday Robots traduit magistralement une volonté de toujours faire rouler la machine, l'acceptation de l'usure et le talent de projeter encore les débris de soi vers l'avant : Albarn est parvenu sans conteste à sublimer les fantômes qu’il traînait, every moment now and every day.