Essential Mix

À une époque lointaine, Soulwax était une machine à dévorer les genres : le rock à ses débuts, puis la musique électronique dans les années 2000. Au beau milieu de cet écosystème en permanente mutation, le DJing est passé d'une passe-temps dévorant à une activité à part entière, dans laquelle Stephen et David Dewaele se sont jetés à corps perdus. Tant et si bien qu'aujourd'hui, on a l'impression que l'œuvre des frères gantois défie le temps : et de fait, on a fêté il y a peu les vingt ans de la pierre angulaire As Heard On Radio Soulwax Pt.2, totem des années mash-up qui, comble de la gentrification, a eu droit à son pressage vinyle. Un beau paradoxe pour cette entreprise qui s'est d'abord épanouie dans un esprit de radio pirate à destination de la génération P2P, à une époque où les bootlegs pullulaient sur les blogs et que les papes du genre se nommaient 2 Many Dj's, Hollertronix ou Girl Talk. Autant de passeurs qui se sont évertués à mettre dans un shaker le passé et le présent pour tenter de dessiner un futur où blousons en cuir, casquettes New Era et glowsticks se partageaient la piste de danse dans une parfaite harmonie. À la fin des années 2000, le vrai vivre-ensemble, c'était au Social Club ou dans les soirées Forma.T qu'on l'expérimentait. Ça n'a pas duré longtemps, mais quelle chance on a eu de vivre ça.

Reconnaissons-le tout de même : la spontanéité des années As Heard On Radio Soulwax est aujourd'hui révolue. Sous la bannière 2 Many Dj's, les frangins préfèrent concentrer leur énergie dans des sets qui se jouent à guichets fermés, régulièrement accompagnés d'un écran géant sur lequel les pochettes de leurs disques préférés s'animent. Cependant, leur soif de faire les ponts entre tous les disques de leur immense discothèque, elle, reste insatiable. C'est en tout cas ce que tend à prouver le troisième (!) Essential Mix que la fratrie a offert à la BBC Radio One en pleine période de Noël. Deux heures qui ont ramené leurs plus grands fans à une époque où l'Internet n'était pas encore vidé de tous ses idéaux. Et tant pis si Discord a remplacé les forums et que Soundcloud s'est substitué à LimeWire; car si les noms changent, l'effet reste le même : quand les 2 Many Dj's cuisinent une sélection, c'est autant pour le plaisir de jouer que pour celui de connecter les gens par la musique.

Tout au long de ces 120 minutes absolument délirantes, la paire ratisse comme à son habitude extrêmement large. Difficile et inutile de lister ici tous les moments dignes de votre intérêt, mais citons quand même l'immense "Bizcochito" de Rosalìa qui flirte avec la new beat, le "Soulwax edit" d'un obscur banger disco qui met le mix sur les rails ou la relecture du "Cliché" de Charlotte Adigery amenée de façon aussi magistrale que désarçonnante. Et puis quand ce n'est pas par leur technique qu'ils nous mettent dans la poche, c'est tout simplement dans les choix posés qu'ils nous rappellent combien ils ont bon goût, comme lorsqu'ils sortent de leur chapeau le "Honey Badger" de Rhyw, mindfuck techno qui parle autant à nos jambes qu'à notre tête. Cette centaine de titres casée en moins de 120 minutes pourrait ressembler à une vaine démonstration de force si tout cela n'était pas exécuté aussi habilement, dans un ballet épileptique où les genres se télescopent dans une complémentarité exemplaire. Du grand art tout simplement. Et c'est d'autant plus percutant qu'aujourd'hui le tandem est le seul à encore se prêter à cet exercice funambule, au point qu'on se demande bien si celui-ci ne disparaîtra pas en même temps que ceux qui lui ont donné ses lettres de noblesse.

En somme, rien ne change vraiment : on ne se fatigue pas de dire du bien de tout ce que le Dewaele Cinematic Universe continue d'enfanter. Et après bientôt trente ans à attendre ce faux pas qui n'arrivera probablement, on se réjouit de penser qu'on tient là la plus belle anomalie jamais engendrée par la culture club mondiale.