EP!
Jpegmafia
Le rap US est une lave dont le bouillonnement n’a jamais cessé. Mais en 2018, un nouveau venu s’est particulièrement démarqué dans un paysage alors en pleine transformation. Barrington Hendricks, déjà au charbon depuis plusieurs années, publiait alors son (déjà?) classique Veteran. Incarnation d’un rap indé prenant conscience de sa puissance, le disque était magistral, avec ce flow soutenu par des productions capables de déformer à coup d’expérimentations l'amour que porte Jpegmafia pour le premier âge d’or du hip-hop US. Depuis un All My Heroes Are Cornball qui se positionnait en 2019 comme une suite permettant de confirmer son statut, Jpegmafia jouit d'une célébrité dans laquelle le rappeur de Baltimore a pris ses aises. Entre collaborations, clips et grosses tournées, Jpegmafia a imposé son propre rythme à une certaine actualité du rap.
Sorti en décembre dernier, EP! se présente comme la première sortie du plateau sur lequel il s’était dès lors installé. Une partie de nous croyait que Jpegmafia allait lentement se diriger vers plus de collaborations avec Kenny Beats ou signer chez Warp, et que c’en serait fini de l’aventure « expé ». Que nenni. Si EP! marque un tournant dans sa discographie, c’est parce qu'il s'enfonce plus que jamais dans le hors-format. Comme son nom l’indique déjà, il s’agit d’un disque plus court, mais se laissant tout de même le luxe de s'étendre sur une dizaine de titres pour ne s’imposer aucune barrière esthétique. Pour Jpeg, plus de titres, c’est forcément plus d’occasions de laisser parler son talent de producteur.
Et on n’insistera jamais assez là-dessus : s’il aime s’entourer de musiciens talentueux, c’est moins pour compenser d’hypothétiques lacunes à ce niveau que pour diversifier ses productions. Musicalement, le travail de Hendricks s'inscrit dans renouvellement perpétuel. Des samples à tout-va, des sonorités de synthés particulièrement peu utilisées dans le rap d’une manière générale (il fallait quand même la pondre, l’instrumentale de « The Bends ! OG mix »), des percussions qui ne sont pas invitées pour meubler et kicker… Bref, le moment où on dira qu’il a fait le tour de la question n’est pas arrivé.
Et c’est justement dans son rapport à la production et à la rythmique qu’on saisit avec le plus de finesse son rapport au rap old school. Dans le faux débat qui oppose le backpack à la trap, Jpegmafia met tout le monde au tapis. Mais ce n’est pas ce léger mouvement de tête à côté des sous-genres à la mode qui le range immédiatement dans la catégorie des nostalgiques. On aime plutôt à le penser de cette manière : le rap old school est certes la matière dont il se nourrit, et ce n’est pas un titre comme « Super Tuesday ! » qui prouverait le contraire, mais l’intestin de Jpegmafia est vraiment un intestin du turfu. Expérimentée, distordue, réadaptée, l’ambiance sonore des années 1990, moins riche en basses et plus lo-fi, est tout entière tournée vers l’avenir.
Mais vous savez ce qui nous fait le plus plaisir ? C’est que Jpegmafia n’est pas du tout un ovni dans le hip hop de 2021. Et EP! livre la promesse d’un genre dont il serait plutôt un ambassadeur. Un rap moins attendu et capable de s'inspirer du côté weird de certain⋅e⋅s artistes apparus ces vingt dernières années; un rap poussé dans le dos par Tommy Genesis et Denzel Curry par exemple, qu’on retrouve tous les deux sur le disque ; un rap qui délaisse la notion d’album - puisque EP! , comme son successeur qui sortira dans les semaines à venir, n’est finalement qu’une compilation de singles – pour s’installer comme un flux présentiel majeur dans l’impact social, politique et culturel que peut avoir la musique dans les années à venir. Bref, vous êtes en 2021, la musique de Jpegmafia a plus que jamais délaissé les cadres traditionnels de la création et de l’édition, et on n’a qu’un souhait: c’est que le futur lui ressemble.