Empire
Eli Keszler
Combien d'artistes parviennent véritablement à produire une musique capable de n'être réellement appréciée qu'à l'extérieur des étiquettes ? Très souvent, et surtout bien plus qu'on ne le pense, on aime des musiciens ou des musiciennes parce qu'ils ou elles complètent un cadre qu'on avait établi dans notre esprit. Ce plaisir, finalement, c'est celui qui s'oppose à la découverte, à un autre type de plaisir esthétique qu'on aurait envie d'appeler le plaisir de la surprise. À l'évidence, on n'aime jamais ce qui est absolument neuf, mais ce qui constitue l'essence de ce plaisir de la surprise, c'est la capacité des artistes à ne pas chercher à compléter un puzzle aux contours déjà dessinés, mais à se nourrir du connu comme d'un spectre dont on accepterait la présence tout en lui tournant le dos.
Et si on se retient parfois d'accoler des mots à des albums par peur de détruire ce que ces mots n'en diraient pas, avec la musique d'Eli Keszler, on se pose même la question de savoir quelle étiquette serait capable de nous en dire quelque chose. Elle a pourtant énormément changé, sa musique. L'expérimentation percussive et bruitiste qu'il produisait il y a bientôt dix ans a été travaillée et érodée dans sa matière même, probablement par sa découverte du jazz et sa participation à la vie musicale de Daniel Lopatin – Keszler étant batteur pour Oneohtrix Point Never. Ses tracklists, qui étaient souvent de simples numéros et se faisaient des fenêtres hasardeuses sur une riche et longue vie esthétique de sessions de studio, sont devenues des noms. L'indifférenciation s'est brisée petit à petit, jusqu'à atteindre un stade radicalement nouveau avec son album Stadium, sorti l'an passé. On n'osera pas dire que Empire est un album de jazz, ou qu'il est un album de musique expérimentale, mais on osera dire que cet EP est une véritable pièce, au sens où on l'entend dans la création contemporaine. Et comme trois mouvements d'une même pièce, les trois mouvements qui le composent oscillent entre une grande indépendance et une belle communauté.
« Enter The Bristle Strum » fonctionne bien comme une entrée dans un univers ludique et étonnant. Et si les percussions en sont l'élément majeur, c'est à la manière de bruits de parquet dans une promenade en appartement, ou d'une incessante pluie de gravats au fond d'un paysage de montagne. L'idée de voyage ou de promenade n'est pas usurpée ici, comme le rappellent les claviers, tout aussi proches des vibrations du modern jazz que de la musique traditionnelle japonaise.
C'est sur « Corrosion Kingdom » que la transformation de la musique d'Eli Keszler apparaît pourtant le plus, puisque le piano fera apparaître au milieu du morceau un vrai thème mélodique. Se résolvant enfin à des notes de pop dans une musique qui ne l'avait jamais été, c'est entre difficulté et soulagement que l'instrument fondamental du jazz et de la musique classique accouche de quelques notes qui sonnent aussi simplement et purement que le thème d'un jeu vidéo du passé. On a envie d'y voir l'influence de la vaporwave et de l'hypnagogic pop sur son imaginaire.
La note plus sombre de « The Tenth Part of a Feature World » achève l'EP. Et c'est aussi avec ce titre qu'on comprend à quel point la nouvelle musique d'Eli Keszler, bien que potentiellement plus pop et mélodique, est profondément restée une réflexion sur la percussion. Si les éléments restent les mêmes, notre oreille fait face à une superbe indistinction de tout le spectre percussif. Partout ça frappe, des quasi-inaudibles clapotis de roches jusqu'aux lourdes percussions des claviers et de la grosse caisse.
Au final, on ferme les yeux, et on est tantôt dans un film de Hayao Myiazaki, un jeu vidéo, en fond d'un vieux film d'espionnage, ou perdu dans un tableau de Mark Rothko. Avec Empire, Eli Keszler a accepté de perdre l'expérimentation pour ne plus nous perdre. Ainsi, décider de continuer à voyager, à pousser plus loin encore son travail de la percussion, c'est nous emmener avec lui, et parcourir un univers dont le mystère est rendu avec une incroyable précision.