Elephantine
Maurice Louca
En 2014, Maurice Louca faisait paraître son premier long format, Benhayyi Al-Baghbaghan, une itération électronique reposant sur les bases mélodiques des musiques égyptiennes, syriennes ou encore yéménites. Cinq ans et trois albums plus tard, la dynamique esthétique de Maurice Louca s'est fondamentalement transformée, et de cette mutation est né Elephantine, un album de free jazz édité par Sub Rosa.
Et si l'on se permet de dire qu'il s'agit d'un album de free jazz, alors que cela n'est pas toujours si clair à l'écoute, c'est que pendant 38 minutes, l'artiste cairote expose un tissu panoramique dont l'unique règle est la liberté de chacun des musiciens. Et à l'inverse de son album de 2016, Garraya, le musicien égyptien n'est effectivement plus seul avec sa guitare et ses machines. Il faut dire que cette envie de travailler à plusieurs le taraudait depuis un moment - il avouait en parlant de ses albums solo sa volonté de les construire comme s'ils avaient été enregistrés par un groupe. Passé à un rôle plus acoustique pour Elephantine, il a donc radicalement comblé ce projet en s'entourant de onze musiciens originaires du monde entier et venus lui prêter main forte dans une exploration plus classique des musiques arabes.
Ce paradoxe, entre le caractère traditionnel et la volonté de toujours expérimenter, c'est la tension qui tient tout l'album et en fait un disque si galvanisant. Traité en douceur, ce paradoxe est ce qui sied le mieux à Maurice Louca. Pas venu révolutionner brutalement l'oreille de l'auditeur, il préfère la guider avec calme et progression vers une certaine hybridité. Cette pédagogie explique par exemple la structure d'un morceau comme « The Leper », qui ouvre l'album par ce qui apparaît comme une promenade de santé qu'un jazz assez conventionnel ferait sur une mélodie potentiellement plus blues qu'orientalisante. Et dès cette entrée pourtant, on sent très rapidement, notamment à travers le saxophone d'Anna Högberg, cette capacité de l'ensemble à se laisser aller vers de plus larges espaces, capacité qui lui permettra justement de revendiquer ce terme de « free ».
Dans les sept morceaux qui suivent l'ouverture, les itérations varient de la libération musicale la plus intense, avec « One More for the Gutter », à des accalmies de musiques traditionnelles comme « The Palm of a Ghost ». Dans ce parcours, et peut-être par hasard, Maurice Louca et ses musiciens se retrouvent quasi systématiquement sur le terrain du jazz, et celui qui prônait une expérimentation électronique semble accepter avec une certaine sérénité que le jazz est ce fantôme qui devait le rattraper un jour ou l'autre. C'est probablement le sentiment qui découle le plus naturellement du morceau-titre, « Elephantine ». En prenant l'album dans la perspective de cette acceptation du jazz comme prisme de lecture des musiques traditionnelles arabes, on peut écouter Elephantine comme un héritage de cette longue lignée de disques de free jazz qui sont devenus les outils de peuples en quête d'histoire.