Effendi
Sameer Ahmad
On devient vite un boomer : il suffit de fermer les yeux cinq minutes sur son époque, de préférer regarder dix fois le même bon film plutôt que dix films moyens à la mode, de privilégier ses propres valeurs refuges au lieu de donner dans le jeunisme. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour prendre ses distances avec une époque qui glorifie l’instantané et l’éphémère, et rarement pour les bonnes raisons. Et ça, Sameer Ahmad l’a bien compris : il est la preuve vivante que l’on peut endosser un costume de boomer sans que cela n'entrave la créativité. Aussi à l’aise sur une face B de Kendrick Lamar que sur une planche de skateboard ou de bande-dessinée, c’est réellement ses disques que le rappeur s’écrit et se réinvente. S’il admet que sa musique "se rapproche de ce qu’ils appellent le rap", il la conçoit avant tout comme un exercice entre le fantasme et l’autobiographie, où les fantômes de son Irak natal se mêlent aux moments de cinéma qui le hantent.
Il en faut du culot pour appeler son disque Effendi – "maître" en turc. Ceci dit le culot, ce n’est pas ce qui manque chez lui : entre le disque qui nous intéresse et Apaches en 2019, il y a eu la parenthèse Un amour suprême. Deux formats courts et ambitieux, Javontae EP et Ezekiel EP, qui regardent volontiers vers le jazz (évidemment) pour un résultat égotrippé qui n’est pas sans rappeler la clique Griselda ou le superhéros Mach-Hommy – le soleil du sud de la France en plus. Une parenthèse qui, à l’écoute d’Effendi, a eu des effets bénéfiques : elle a permis à la musique de Sameer Ahmad de gagner en souplesse – une véritable gageure quand on sait que le Montpelliérain aime se réinventer à chaque nouveau projet.
Premier album intégralement produit par le beatmaker Skeez’Up, déjà collaborateur du bougre par le passé, Effendi fonctionne comme un vaste collage d'ambiances et d’obsessions que l’on sait chères à Ahmad. On y croise les basses rondes chères à UGK ou OutKast, le flow liquoreux d'Isaiah Rashad, ou les productions baignées de gospel du rap de Chicago ou de la Nouvelle Orléans. Et dès la première écoute, ça éblouit : Effendi est, de loin, le disque le plus riche et le plus cainri d’Ahmad. Pour vous dire à quel point il sent l’or, il partage un sample avec l’un des plus gros tubes de Rick Ross ("Matriochka"). Et plutôt que de jouer la carte du Roc-A-Fella francophone – il cède volontiers sa place à ceux qui le font mieux que lui – Sameer Ahmad préfère laisser sa plume divaguer, sortir de sa zone de confort. Résultat : Effendi est sans nul doute le disque le plus doux-amer de sa discographie. Il baigne dans l’enfance de son auteur, et capte merveilleusement une certaine nostalgie du temps qui passe, une quête de l’insouciance perdue dans de vieilles VHS de kung-fu ("Nora Miao") ou dans des romans initiatiques poussiéreux ("Siddharta").
À bien des égards, Effendi reprend l’histoire là où Perdants Magnifiques l’a laissée : en filigrane, c'est toujours cette autobiographie qui semble s’écrire entre les lignes d’une scène de cinéma, pendant qu’un vinyle de MC Eiht ou The Nonce tourne en arrière-plan sur la platine du salon. Mais surtout, ce nouvel opus est la quintessence de ce qu’on aime par dessus tout chez le rappeur de Montpellier : cette curiosité qui dépasse la seule culture rap. En ce sens, Effendi résume à merveille cette personnalité bigger than rap, débarrassant au passage le MC de ce statut de petit prodige pour en faire un sensei du rap, à l’instar de Dany Dan ou d'un Fabe en leur temps. Et même s'il répète partout que ce sera son dernier disque, on espère que cette belle histoire ne s'arrêtera pas là. Mais si c'est bien le cas, il n'aura pas loupé sa sortie.