Edge Of Everything
Paula Temple
Un album de techno, c’est un concept toujours un peu étonnant. Si la reine des musiques électroniques est aujourd’hui présente sous tous les formats, on ne peut pas vraiment dire qu’elle ait été conçue dans le moule du studio. La techno de Détroit a été façonnée dans l’idée d’un étirement insaisissable de ses extrémités. Quand commence le morceau, et quand finit-il ? Voilà une question à laquelle un bon set de techno ne devrait pas permettre de répondre, si on s’en tient à la tradition la plus pure dans le domaine. Ce que la techno gagne musicalement à se ranger en un album, le perd-elle socialement à quitter l’espace du club ?
Et il est d’autant plus normal qu’on se pose ce genre de questions lorsque ce cap du set à l’album est passé par ni plus ni moins que Paula Temple, la dompteuse de kicks, la broyeuse de neurones, qui arbore depuis près de vingt piges autant de simplicité dans sa posture artistique que de violence dans ses sets.
On comprend pourtant parfaitement la tentation de l’album : une vraie construction, sur la durée, qui ne comprend que des compositions personnelles, et qui lui permettrait de sortir un peu du tout-pour-la-teuf qu’elle peut proposer en live. Mais le risque, on le sait, c’est de pondre un album qui ne soit qu’un exutoire de ce que l’artiste n’a jamais pu produire, et qui souvent se termine sur une erreur d’évaluation de légitimité dans le domaine – on pense par exemple à toutes ces versions orchestrales de la musique électronique, dont on se demande bien quel est véritablement l’intérêt, outre une tentative de revalorisation de classe pour l’artiste.
Clairement, Edge Of Everything n’est pas ce genre d’album. L’équilibre entre un album qu’on passe en soirée et un album qui s’écoute au casque est très finement respecté. La rapidité et l’esthétique des drumkits de la Berlinoise ne sont plus seulement là pour faire vibrer les murs des clubs, mais sont désormais les attributs d’une marque de fabrique autour de laquelle elle va construire une belle variété de productions. Les tracks qui ne pourraient pas passer en club, comme « Nicole », permettent à Paula Temple de raconter une histoire musicale sans avoir à s’aventurer dans un disque d’ambient ou des productions acoustiques, qui n’auraient franchement rien de compréhensible pour sa fanbase et qui la placeraient, comme dit plus haut, dans une position de faiblesse.
On la suit alors dans des allers-retours entre le club et ce qu’elle en vit, entre l’émotion incroyable qu’elle ressent derrière les machines et ce qu’elle en pense après-coup, le tout emmitouflé dans une épaisse noirceur, indiquée très tôt dans la version lente de « Joshua And Goliath ». C’est dans ce léger recul que la mélodie fait une apparition plus nette qu’en live, transformant l’effort physique en une musique qui se dévoile dans tout ce qu’elle a de mental. Le synthétiseur utilisé pour la plupart des morceaux joue typiquement le rôle de ce qu’on n’est pas toujours certain d’entendre en club, et qui donne ici l’impression que cette musique n’est plus là pour débaucher les cerveaux de mille autres humains, mais ne s’adresse qu’à nous seul.
Mais ce solipsisme de la teuf n’est pas qu’une version domestique de sa musique, c’est aussi un discours potentiel sur la pratique du clubbing. Comme l’indique justement « Don’t Use Your Eyes Now », cette sensation étrange, à l’écoute du disque, d’être face à un set de techno, seul dans son salon, n’est qu’une version légèrement plus consciente de la solitude collective dans laquelle nous laisse le bruit assourdissant de ces soirées que Paula Temple connaît si bien. Et c’est dans cet individualisme assumé qu’elle va creuser l’ombre de la fête, ce moment où le groupe de potes se dissout dans le trou noir de la séparation des consciences. On commence par l’évidence du groupe festif, « Berlin », et on finit avec la fuite en avant des esprits, « Dimension Jumping ». Le vide opaque, cerné par une lumière inaccessible, c’est probablement ce vortex qu’elle nomme si bien edge of everything, et que chacun essaie vainement de fuir face à soi-même.
Alors cette question qu’on se posait initialement, celle du bilan bénéfice / perte du passage au studio de la techno, cette question-là n’a plus réellement d’intérêt. Voilà probablement la marque d’un grand album : percer la membrane entre l’espace scénique et l’espace de nos consciences, et rassembler dans une étrange détresse la solitude de l’écoute et l’essence collective des moments de fête.