E3 AF
Dizzee Rascal
Il y a des moments qu’on n’oublie pas dans la vie d’un artiste : les débuts bien sûr, les premiers frissons. La reconnaissance critique ensuite, et publique parfois. Dans certains cas, le passage par la case mainstream. Puis les années passent, les albums sont parfois moins bons, la presse n’est plus toujours au rendez-vous et l’ingratitude des fans d’hier alimente les rancœurs d’aujourd’hui. Vient alors le moment de faire la paix avec soi-même, de reconnaître l’importance du chemin parcouru. C’est à cet instant bien précis, libéré d’une pression qui s’est parfois révélée contre-productive, qu’un artiste retrouve le feu sacré pour un ultime tour de manège, qui peut parfois prendre la forme d’un tour de force.
Après une vingtaine d’années de carrière, Dizzee Rascal en est là : personne n’a oublié Boy in da Corner, sans qui le grime n’aurait jamais brisé le plafond de verre qui le confinait à l’underground. Personne n’a oublié tout ce qui a suivi non plus, le bon comme le moins bon. Alors qu’une génération est en train d’écrire une nouvelle page du grime (au-delà du poster boy Stormzy, on pense à Chip, Yizzy ou Dave), Dizzee commence à rédiger les ultimes chapitres de son histoire. C’était déjà l’impression que donnait Raskit en 2017, mais elle est encore renforcée par E3 AF. Le E3 du titre, référence au district de Bow, et le nouveau recours au jaune de Boy in da Corner, en disaient déjà long sur les intentions – et si de bonnes intentions suffisaient à faire de bons disques, cela nous éviterait bien des déconvenues ou de nouveaux albums d'IAM.
Avec l’expérience des six albums qui ont précédé (dont deux de platine), Dizzee Rascal sait ce qu’il faut faire, et surtout ne pas faire, pour pondre un objet à la hauteur de ses attentes, mais également de celles de fans qui ne rajeunissent plus, sauf quand ils retrouvent le MC flamboyant et impitoyable qui a éclaboussé les années 2000 de son talent. C’est pour cette raison qu’il met tout le monde d’accord d’entrée de jeu, en conviant trois OG du grime (Frisco, P Money et D Double E) sur deux bombes sales, murky à souhait, produites par ses soins – comme à peu près tout le disque. Dizzee Rascal y déploie une niaque phénoménale, bouclant en quelque sorte la boucle avec Boy In Da Corner. La pression ne redescend pas vraiment avec « L.L.L.L. (Love Life Live Large) » et son refrain en forme de mantra – ‘Love life, live large / Work smart, play hard / Love life, live large / Stay ready, take charge’. Déjà impeccables, on comprend que ces premiers titres ne sont qu’une rampe de lancement en or massif pour « You Don’t Know », énorme tube aux influences UK garage, et sur lequel il ne manque que le featuring d’une naïade comme Jorja Smith pour affoler les compteurs des plateformes.
E3 AF prenant souvent la forme d’un bilan, il n’évite pas les passages qui rappellent qu’à une époque Dizzee Rascal était plus fidèle aux carrés VIP d’Ibiza qu’aux halls d’immeubles de son tieks, mais c’est pour mieux repartir et retrouver ses racines sur un « Eastside » royal où il est rejoint par Son Altesse Kano et son prétendant Ghetts. Comme s’il voulait que le plus grand nombre se souvienne de lui, Dizzee Rascal termine sur le genre de titre qui pourrait lui assurer une place en rotation lourde sur les ondes de la BBC Radio 1 : avec sa production pop et son refrain mielleux digne de Coldplay (‘It just takes one to change a life / Be incredible, be incredible’), « Be Incredible » fait tomber le rideau sur un disque qui pourrait être le dernier de sa carrière qu’on s’en féliciterait, tant il est difficile de réussir sa sortie dans le rap. Mais l’avenir nous dira fort probablement qu’on avait tort. Pour le meilleur et pour le pire bien évidemment.