E N C Y C L O P E D I A
The Drums
Les habitués des pratiques d’évaluation dans le milieu scolaire connaissent, au moins intuitivement, le biais désigné sous le nom d’« effet Pygmalion », qui consiste, pour le dire vite, à projeter sur une réalité les attentes que l’on se fait de celle-ci en fonction de connaissances préalables et de préjugés : si François paie Kevin pour faire sa dissertation en plus de la sienne, il y a de fortes chances pour la copie signée François obtienne un meilleure note que celle signée par Kevin, parce que ce dernier, en plus d’un prénom discriminant, porte des dreadlocks et un t-shirt de chevreuil engagé qui ne plaisent pas à la prof de français. Quel rapport avec le dernier album de The Drums ? D’une part, j’aime bien commencer mes comptes rendus par des éléments qui, a priori, n’ont rien à voir avec la musique, et, d’autre part, le genre de la chronique joue en réalité (malgré lui parfois) le jeu de l’évaluation (jusqu’à reproduire un système de notation scolaire) et reproduit forcément les travers de ce dernier.
Les deux premiers albums de The Drums ont largement balisé un horizon d’attente : les envolées pop très Beach Boys des formidables titres du premier disque (2010) dialoguaient déjà avec une certaine froideur new-wave évoquant nettement Joy Division. Celle-ci s’est développée dans Portamento (2011), sans renier totalement les influences pop des premières heures, mais en s’affranchissant des modèles pour aboutir à un produit personnel, une griffe identifiable à la première écoute et extrêmement charismatique. Trois ans après cette deuxième livraison, alors qu’on attendait toujours le projet solo annoncé par Jonny Pierce, le groupe revient sans crier gare avec un nouvel effort, intitulé E N C Y C L O P E D I A, sous le bras. Je ne l’avais pas vu venir, et je me retrouve avec mes préconceptions pour l’appréhender.
L’effet Pygmalion, c’est aussi ce qui conduira la prof de français à relire trois fois l’interro de François sur La Princesse de Clèves pour essayer de retrouver quelques points qui lui permettront d’obtenir la moyenne, tandis que la copie de Kevin aura été marquée d’un 9/20 après une seule lecture. C’est ce qui fait qu’on prend parfois la peine de repasser plusieurs fois (18 en l’occurrence) un disque qu’on aurait jeté par la fenêtre après une demi-écoute si le groupe nous avait été inconnu. E N C Y C L O P E D I A fait donc partie de ces albums qui, selon le cliché, « n’accrochent pas à la première écoute, mais auxquels il faut laisser leur chance ».
Ce n’est pourtant pas faute de s’ouvrir sur deux très bons singles, “Magic Mountain” et “I Can’t Pretend”, dévoilés depuis plusieurs semaines. Ceux-ci rendent bien compte du projet d’un groupe qui, réduit aujourd’hui à ses deux membres fondateurs, a cherché à revenir aux envies premières de ces derniers : Pierce préfère les guitares, volontiers agressives et crasseuses, tandis que Jacob Graham privilégie les synthés ; l’association produit quelques titres psyché intéressants, tout en boucles hypnotiques et distorsions. Il n’est finalement pas dérangeant de ne retrouver sur cet album aucun véritable hymne, de la trempe de “Let’s Go Surfing”, “Forever And Ever Amen” ou “Money”, mais, quitte à faire table rase du passé, le groupe aurait sans doute pu éviter de verser trop systématiquement dans le genre périlleux de la ballade. Avec “Down By The Water”, The Drums était autrefois parvenu à livrer un titre au haut potentiel de ringardise mais en réalité d’une efficacité magistrale : le même exercice est ici assez bien réussi sur “Break My Heart”, mais pas du tout sur “I Hope Time Doesn’t Change Him” et “U.S. National Park”, morceaux dont la mièvrerie risque d’écœurer l’auditeur. Au rayon des réussites, on épinglera encore “Kiss Me Again”, petite pépite pop-punk, le nerveux “Face Of God” et “There Is Nothing Left”, dont la légèreté rappelle, exceptionnellement, les premières heures du projet The Drums.
Dans l’ensemble, c’est donc plutôt convaincant au final, mais la réputation de bon élève du groupe n’est certainement pas sans influence sur les chances laissées à ce disque. Il est toujours difficile d’échapper à cette foutue discrimination.