Drunk Tank Pink
shame
Alors que ses membres avaient l’âge d’encore se curer le nez, Shame avait conquis l’Angleterre. Puis, en un spasme imperceptible, mû par une inertie et un élan irrésistibles, le groupe s’était offert le monde, porté aux nues par une presse et un public unanimement dithyrambiques. Un monde, il faut bien l’avouer, déjà obnubilé par les artistes anglais, desquels émanait l’essentiel des sphères musicales jazz et post-punk de ces dernières années. Leur vingtaine à peine consommée donc, les Londoniens asservissaient la planète. Puis, sûrs de leur coup, s’offraient le luxe d’un effacement silencieux, préférant l’expression laconique de la scène à l’avilissement et l’opportunisme d’une présence immodérée sur la toile. Ainsi, au sortir de l’adolescence, les cinq Anglais s’étaient offert le respect successif de leurs mères, de leurs pairs, et, pour faire simple, de l’ensemble de leurs congénères. Que faire, donc, lorsqu’à peine arrivé au quart de sa vie, on a déjà enculé tout ce que Maslow pourrait souhaiter à un homme ou une femme ?
Vaste et terrible réflexion à laquelle ont donc dû se livrer les membres d’un groupe dont le style de prédilection, empreint d’une animalité toute géométrique, laisse de surcroît difficilement présupposer une parfaite santé psychiatrique. Un cliché qui a la peau dure vous direz-vous, mais que l’examen du cas Shame n’est pas prêt de démentir. Au contraire même, puisque l’illustre mot de Madame de Staël, « La gloire est le deuil éclatant du bonheur », semble s’y matérialiser continuellement, et, de sa tentaculaire vérité, surplomber l’essentiel de ce Drunk Tank Pink. De joyeux lurons que nos amis donc, qui, fort heureusement pour nous, purgent et vomissent leurs démons en musique plutôt qu’en barbouillant le parquet familial fraichement ciré de leurs viscères encore immatures.
Ce Drunk Tank Pink est donc sombre, profondément mélancolique, mais également porteur d’un lumineux espoir. Car à en juger par les thèmes et les névroses qu’embrasse désormais Charlie Steen, comme l’apathie, l’introspection, ou carrément sa propre médiocrité, le groupe a sacrifié l’insouciance de la jeunesse et de son premier effort au profit d’un pragmatisme qui confère au présent album une aura toute particulière. Un peu comme si nos Anglais captaient le véritable suc de l’existence : l’éternelle répétition. Et qu’à moins de se reposer sur ses lauriers en se gargarisant ad nauseam d’un Songs of Praise certes particulièrement honorable, à moins d’avouer sa vie déjà réalisée la vingtaine à peine franchie, l’exercice est à réitérer, encore et encore, dans toute son étendue et dans toutes ses implications. Ainsi, plutôt que de reprendre le bon grimoire à recettes et de nous recracher éternellement le même poulet rôti à chaque gueuleton familial, Shame se réinvente et s’accomplit, pour s’offrir le luxe du risque, le luxe de vivre à nouveau. Et revient plus riche qu’alors, plus profond également.
De fait : le son s’est épaissi et a gagné en relief, en textures aussi ; Shame s’offre ainsi des perspectives plus aventureuses et tutoie par exemple les Talking Heads, Gang Of Four, ou plus récemment leurs comparses de Squid ou black midi. Aux jeux un peu brouillons des débuts ont donc succédé une approche plus mathématique et un son d’une rigidité presque mécanique, donnant au groupe la capacité d’approfondir et de nuancer leur message sans en atténuer le propos. Fort heureusement, le chant est toujours teigneux, les fûts régulièrement passés à tabac et les fantômes de The Fall habitent encore les lieux. Mais tout a gagné en complexité, en réflexion, voire en détachement, à l’instar des structures mêmes de certains titres comme "Born in Luton", ou "6/1".
Shame nous trimballe alors dans son pandémonium intime, du séminal "Alphabet" au final presque teinté de cold-wave, "Station Wagon". Variant à l’envi les nuances de noirs et de gris puis de gris et de noirs, chaloupant son jeu sur le quasi-pastiche "Nigel Hitter" ou sautillant sur le presque joyeux "Water In The Well", le groupe se permet par exemple d’hausser le ton sur l’intransigeant et autoritaire "Snow Day" avant de chercher un peu de réconfort lors du très mélancolique « Human, for a Minute ». Une promenade aux multiples ambiances et nuances donc, mais dont l’analyse chromatique dévoile un penchant plus qu’assumé pour la noirceur.
« I never felt human before » avoue finalement Charlie Steen. Tout l’album est là. Shame avoue avoir extirpé de ses introspections une perception plus fine de son environnement, entrevu un monde dépouillé de ses illusions. En perdant en immédiateté et en naïveté ce qu’il gagne en maturité et en granulosité, Shame se paie une grande tranche d’humanité, et s’offre du même coup un très chouette album ainsi qu’un joli ticket pour la postérité. Plus la rassurante certitude d’avoir sans cesse à renouveler l’effort, d’avoir perpétuellement à se montrer digne de tout éloge. De quoi, espérons-le, occuper nos jeunes Sisyphe pour quelque temps encore.