Drawn With Shadow Pens
Yves De Mey
Qu’est-ce que ça doit être difficile pour un producteur de musiques électroniques d’avoir à supporter les qualités de composition supérieures d’autrui. Si on imagine sans mal l’éternelle frustration que doivent éprouver les uns et les autres au moment de comparer leurs travaux avec ceux qui font mieux qu’eux – quoique, pour une majorité, tout cela se règle à qui copie-colle le mieux des structures club-friendly – on imagine mal les ulcères que provoquent l’arrivée de grands disques dans leur giron. De très grand disques. Prenez ce Drawn With Shadow Pens, par exemple. Une écoute suffit pour comprendre que cette plaque est à des kilomètres de conscience au-dessus de la masse techno, qu’elle soit expérimentale ou non. Certains nous diront, et on abondera dans leur sens, que Yves De Mey n’est pas non plus du genre commun et qu’il possède un x-factor évident, malgré sa tendance à ne pas vouloir parler de lui.
Mais parler de ce disque si fort revient d’abord à se demander, une fois de plus, ce qui fait l’essence-même du genre post-techno. On imagine sans mal une musique sombre et caverneuse qui ne vit plus que par son âme, qui n’a plus nécessairement besoin de kicks ou de hi-hats pour faire bonne figure. Partant de là, le genre peut rapidement devenir une musique d’expérimentateurs, de sculpteurs de sons rigoureux plutôt que de singes prêts à tout pour ressembler à leurs voisins de club. Il n’en reste pas moins que, le genre étant ce qu’il est, il demeure une véritable dynamique techno dans l’écriture, dans l’obsession technologique et la moiteur du béton. C’est peut-être là que l’on doit chercher les racines du génie d’Yves De Mey.
Accompagné du non moins talentueux Peter Van Hoesen dans Sendai ou au travers de leurs participations dans des structures comme Sandwell District ou Stroboscopic Artefacts, l’entité belge ne reniera jamais son amour du club sombre et intello. Mais il y a l’autre, aussi. Cet Yves De Mey qui pose pour Opal Tapes et aujourd’hui pour Spectrum Spools (sous-label d’Editions Mego), l’ingénieur du son surdoué, l’homme fou de soundscaping. C’est à celui-là que Drawn With Shadow Pens fait honneur. Et croyez-nous, il y a peu d’équivalents à cette tentative depuis bon nombre d’années.
Une heure de manipulation de la forme et du son qui impressionne par son aspect total et anticonformiste, violente et parfois un peu austère. On est loin de la post-techno de mal baisés, ici on assume la science et la rigueur comme des outils de libération par le sérieux. Un vrai disque qui ne ment pas en s’acharnant sur des petits trompe-l’œil stylistiques. En gros, un disque que Kangding Ray n’aura jamais les burnes (ou la technique) de faire, sans parler de l’arnaque Kobosil ou certains travaux complètement périmés de Byetone. Yves De Mey, c’est ce anti-héros complètement nerd qui fait la nique aux petits poseurs qui aiment se sucrer sur un mouvement de techno sombre de nouveau cool, obsédé par la branlette sur laptop. C’est l’histoire d’un mec qui serre les dents quand il compose, qui prend tout au sérieux, qui ne troquera jamais rien dans sa musique pour un peu de crédit à court terme.
Et disons-le simplement, le génie est partout ici : de l’intelligence de l’écriture électro-acoustique semi-improvisée - l’album est enregistré en temps réel, sans overdubs, ce qui est à la limite du pensable ici – aux nuages d’électrons, en passant par les évocations lointaines de clubs décédés, complètement dépassés par ce qui se passe sur une heure de temps (« Ostia », « Yearned » ou « Stabbing In Fluid » sont tout simplement incroyables). De mémoire d’homme, jamais aucun travail n’avait été aussi loin dans l’écriture, la liberté et la conscience post-techno depuis ces dix dernières années (au moins au niveau du Inertial Frame d’Arpanet et du Calabi Yau Space de Dopplereffekt). Rien d’autre à ajouter, on tient un disque d’exception.