Does It Still Matter
Noémi Büchi
Que la musique soit matière, c’est à la fois la plus physique des évidences et la pensée la plus improbable qui puisse venir lors de bon nombre de nos écoutes. Ressentir le poids des vibrations, questionner la texture de nos organes auditifs, rendre nos musiques si granuleuses qu’on pourrait même sentir leur aridité sous la langue, c’est l’investissement musicologique qui régit le travail de l’artiste suisse Noémi Büchi depuis plusieurs années. Après l’EP Matière sorti en 2020 et l’incroyable Matter deux ans plus tard, cette sorte de trilogie se conclut avec Does It Still Matter, à la fois conclusion, synthèse et ouverture d’un travail à cheval entre les musiques électroniques et le design sonore.
Pour quelqu’un qui semble aussi attachée à la présentation de ses productions, que ce soit visuellement ou textuellement, le titre de l’album semble donner le bilan programmatique de plusieurs années de travail. La texture au centre de tout, la spatialisation sonore, la construction d’univers audiovisuels, mais aussi la recherche, et ce questionnement induit par les différents jeux de mots du titre (pour les non-anglophones, still = toujours, mais aussi calme, inerte ; matter = matière, mais aussi le verbe avoir de l’importance). Loin de contenir la richesse de la musique que son titre renferme, Does It Still Matter apparaît surtout comme le point d’orgue d’une interrogation illimitée sur la position à tenir dans la navigation inter-genres musicaux qui est celle de Noémi Büchi.
Et la première remarque qu’on voudrait faire à celles et ceux qui la découvrent, c’est que ce disque est assurément le plus simple pour faire un pas dans son monde. Pas au sens où il serait question de musique mainstream ou pop, mais au sens où, comme elle l’écrit elle-même à propos de son nouvel album, « la nouvelle avant-garde, ce n’est pas créer quelque chose qui n’existe pas encore, c’est abandonner et flouter la rigidité qui sépare les genres ». Avec comme objectif, bien évidemment, de tracer de nouvelles et longues routes à travers l’immense paysage des musiques actuelles. Formée au classique, amoureuse des textures électroniques, c’est par ces deux biais que Noémi Büchi vient souffler la poussière des murailles stagnantes du trip-hop, de l’électro-acoustique, de l’ambient, et de tout un tas d’autres sonorités qu’on apprend, patiemment, à oublier. Cette nécessité d’oublier les genres, c’est le projet quasi-pédagogique d’une artiste qui vise à nous faire réentendre les textures sonores.
Je pense notamment à l’usage du kick percussif, cet objet sonore qui permet de relier quasiment tous les genres, et qu’elle fait glisser au fil des titres et du disque, entre la surdité de « We Are Only Matter » et la clarté indécente de « Biocide ». C’est ce qui permet également de profiter du travail réalisé avec Manuel Oberholzer et elle-même (sous l’alias Suoni Speziali) pour le mixage et le mastering. Rappelons que c’est ensemble qu’ils ont pondu cette merveille qu’est le premier disque de Musique Infinie en fin d’année dernière.
Autour de quelques voyageurs des musiques actuelles, les drumkits, le piano acoustique, quelques sons de brass aux synthés, Noémi Büchi parvient à réinterpréter sa propre vision de la création sonore en en faisant un espace d’interrogations sonores, mais aussi sociales. La décohésion musicale organisée dans certains morceaux se fait le reflet des dangers climatiques par une sorte de transfert d’angoisse, selon une formule qui voudrait que qui perd ses repères sonores comprend l’idée même de perte de repères. Une angoisse qu’on peut cependant conjurer à l’intérieur même de Does It Still Matter, avec un « Sweet Paradox », superbe requadrillage des usages contemporains du piano notamment, et qui vient apporter beaucoup de douceur dans un disque accro à ce qu’elle nomme elle-même du maximalisme.
Comme on s’y attendait, le disque est à écouter, à réécouter et à conseiller ; pour les fans de design sonore, pour les amoureux·ses de l’électronique, pour celles et ceux qui veulent changer le monde en commençant par se changer soi-même, et pour celles et ceux qui pratiquent l’amour de cette noble et rare qualité en musique qu’est la surprise.