Dans cent ans
Flavien Berger
À quoi ressemblera le monde dans un an ? Ça, c’est gérable mentalement. Et de toute façon, ce sera un monde avec peut-être d’autres guerres et un nouveau virus chelou, mais toujours pas d’album de Frank Ocean, donc on saura s’y faire. Mais dans deux ans ? Dix ans ? Cinquante ans ? À mesure qu’on repousse la projection, les éléments mutent et disparaissent, se déforment dans un avenir qui, à force de se ressembler de moins en moins, prend de plus en plus la forme d’un miroir. Cette conviction qu’en regardant loin, je finis par me regarder moi-même, c’est le fauteuil sur lequel est assis Flavien Berger depuis 2015. Et depuis 2015, un autre défi temporel, celui de construire une œuvre cohérente, capable de dépasser la hype de la chanson française électronique dans laquelle il a émergée et qui, depuis, est quelque peu retombée. Dans cent ans est paru il y a deux semaines, il dure cinquante-six minutes et vingt-quatre secondes, et est une percée dans l’univers d’un type qui vit clairement à son rythme.
Flavien Berger l’a répété dans ses interviews : Dans cent ans est une œuvre qui doit se penser comme la dernière d’une trilogie. Une trilogie pensée comme telle depuis le début ? Pas sûr. Mais nul besoin d’avoir un projet défini quinze ans en avance pour faire confiance à l’unicité d'une œuvre. Mais c’est vrai que dans le cas d'espèce, l’artiste semble bien avoir eu besoin de trois disques pour parfaire un projet qui apparaît – certes rétrospectivement – comme quelque chose de particulièrement cohérent. Comment définir cette cohérence ? On aurait envie de décrire la musique de Flavien Berger comme de la chanson fondue dans le moule du post-punk et utilisée par un bricoleur électronique ; mais c’est en réalité toute une galaxie, avec ses influences trip-hop, ses envies de comptines, et ses envolées instrumentales. Et pourtant, dans ce mélange, tout se retrouve à sa place. Le morceau long avec un potentiel tech-house plus important (« Dans cent ans »), le doublage du chant par une voix féminine (« Jericho »), et cette conviction que des titres comme « Feux follets » ou « Berzingue » auraient quasiment pu figurer sur Léviathan il y a huit ans, puisque comme il l’écrit lui-même, « je réitère la fête au cimetière ».
Toutefois, ce nouveau Flavien Berger n’a rien d’une redite, et parce que tout ne peut pas être pensé, dit et chanté en une fois, et parce que le temps a besoin de faire son œuvre, Dans cent ans apparaît simplement comme l’épuisement d’une source qui a donné beaucoup, sans pour autant nous épuiser nous. Et il y a autre chose d’intéressant dans le fait d’acter cette idée de trilogie : c’est l’effet d’annonce d’une suite qui devra rompre avec ce son qui pourtant faisait tout pour être qualifié de « patte Flavien Berger ». À quoi pourrait ressembler Flavien Berger faisant autre chose que du Flavien Berger ?
En fait, cet album le montre déjà. Il y a un je-ne-sais-quoi de lâcher-prise dans la composition du disque qui montre une maturité encore jamais atteinte dans Léviathan ou même dans le très maîtrisé Contre-Temps. Cela va de l’auto-cadavre exquis qu’est « Pied-de-biche », à l’aspect moins radio-friendly de titres comme « étude sur voix mmxxii », et qui rappelle beaucoup l’excellent radio contretemps qui accompagnait son précédent disque, et sur lequel, justement, il devenait nécessaire de créer une radio à la mesure de sa propre temporalité. Cette nouveauté, on la trouve également dans ce qui est probablement son travail le plus impressionnant à ce jour, à savoir le morceau-titre, « Dans cent ans ». Au-delà de l’aspect plus dansant de certains passages, Flavien Berger s’est tout simplement laisser aller à une composition symphonique, passant du bourdon à la répétition, et de la répétition à cette magnifique écriture pour bois qui termine ce titre de plus d’un quart-d’heure. Un titre dans lequel on se perd, dans lequel on ressent plus nettement que jamais sa maîtrise de la dilatation du temps, et qui aurait de quoi rester un petit classique de la chanson française.
Et comme toujours, par-delà le temps qui passe, par-delà le temps qu’on vit, chez Flavien Berger, c’est l’amour. L’amour impossible et pourtant nécessaire de « Les yeux, le reste », l’amour incompris de « D’ici là », celui qui permet de devenir quelqu’un d’autre dans « Nouveau nous » : jamais l’amour n’est simple, toujours il est cette inquiétude qui décompose la perception, cette drogue qui fait vomir des couleurs et qui fait sincèrement promettre d’aimer encore le siècle prochain. Image d’une créativité passée, nostalgie d’un projet pourtant encore inachevé, Dans cent ans est surtout la conclusion parfaite d’un artiste qui est devenu la référence de la chanson française pour sa génération, et qui annonce un printemps qu’on voit déjà poindre partout dans son écriture.