Cutting Together Appart
Gajek

J’ai toujours été un gros nerd des musiques ambient, qu’elles tendent vers l’électro-acoustique, la musique concrète ou qu’elles se conçoivent simplement comme des musiques de nappes pleines et entières. J’ai toujours eu plus de mal par contre avec la nouvelle scène "post-internet" qui m’a toujours donné cette impression de faiblesse prise en comparaison avec la musique des grands maîtres. Mon école à moi c’est le sans sucre, et je m’explique. Si on peut considérer que chaque morceau possède une couleur, on parle rarement du taux de sucre dans la musique. L’ambient se prête d’ailleurs extrêmement bien à cet exercice puisque son indice glycémique modifie de manière extrêmement sensible son aspect final et la manière dont cette musique se présente au monde, ce qu’elle est capable de générer comme impression sur les corps et le type de public qu’elle peut aller chercher.
Pour faire court, Editions Mego et Touch Music sont les rois du sans sucre. On ne cherche à rien rajouter d’autre que la substance elle-même, les tentations noise font partie intégrante du processus, le recours à l’aléatoire également. Le beau ne s’embarrasse plus de notions faibles de longueur ou de structure, d’attaque sonore revue sur un prisme qui va dans le sens de l’auditeur en intention première. Le sans sucre nécessite une lecture qui vient avec ses codes, son entraînement auditif, sa gymnastique de l’inconfortable. Tout ça pour quelque chose d’apparemment supérieur, d’éminemment pur, lié plus à la Beauté vraie en premier qu’au plaisir immédiat. Dans le sans sucre, on jouit autrement. De manière plus intellectuelle peut-être, plus complexe sans doute. À partir de là, on peut rajouter des doses plus ou moins mesurées d’additifs en -ose : glucose, fructose ou saccharose. C’est plus ou moins digeste sur le long cours mais une chose est certaine : le sucre rend la chose agréable en bouche. A grosse dose, il lisse tout, est capable de nous faire oublier la notion de saveurs (et surtout leur absence), il rend l’inattendu insupportable, il est une patine de rose et d’ocre qui met tout ce qui passe dans son spectre au même niveau.
Toute cette longue tirade pour dire qu’on n’écoute pas du Mika Vainio comme on écoute du Tim Hecker. Et que j’ai toujours détesté les inflexions pop. J’ai toujours détesté la musique pop parce que c’est la musique des gens heureux. De ceux que j’ai très longtemps considérés comme ne se posant pas assez de questions sur le monde qui les entoure. La musique des gens étant soit trop cons, trop riches ou trop pauvres, en tous cas pas assez comme moi. Mais ça, c’était avant.
Cette ambient-pop post-internet propose un modèle nouveau, son irrévérence générale pour ce qui fut l’amène d’une certaine manière à emmerder philosophiquement les grands maîtres du sound design ; elle vit et ressent dans un monde compliqué, traverse ses combats sans faire de ligne de séparation claire entre la musique expérimentale et la musique populaire. Une musique abstraite à sa manière, remplie de codes émotionnels nouveaux, qui replace le fractal au centre de son ambition. Le modèle a touché une sorte de maturité ultime au moment de la sortie de Mono No Aware et I Could Go Anywhere But Again I Go With You, compilations-fleuves éditées et par PAN Records et par Posh Isolation en 2017 et 2018. Depuis, le modèle n’a cessé d’évoluer, de se perfectionner dans sa quête du fond en dépit de la forme, de proposer son rapport émotionnel avec une liberté assez rafraîchissante ; une sorte d’égoïsme musical qui déplace le sujet sur le compositeur en permanence.
La musique de Gajek c’est celle-là. Un ambient qui a grandi dans les clubs plutôt que dans les galeries d’art – ce qui a amené à sortir la plupart de ses albums sur Monkeytown, la structure de Modeselektor – qui ne se refuse aucune tentation vocale (presque post-r’n’b sur ce « Dig It Up All Again » en ouverture) et qui connait par cœur ses classiques electronica. Pour mieux jouer du beatless. On y entendrait presque du krautrock, de la kosmische musik désaccordée. Un album de boîtes à musique flinguées, magnifique par son usage tristounet du feedback et du larsen. Il est une réponse parfaite à l'excellent I’m Happy, I’m Singing and a 1,2,3,4 de Jim O’ Rourke sorti en 2001 sur... Editions Mego. Un disque incroyablement avant-gardiste passé maître dans l’art de manier la chose pop sur des ambiances asséchées.
Cutting Together Apart évite en permanence le piège de l’austérité, se réinvente avec des tableaux sonores aux contours magnifiquement organiques, lointainement populaires. Un disque moderne, sensible et libre, qui fait le lien entre la richesse des tonalités 70’s, les grandes traditions ambient experimental et surtout, mais surtout, l’obsession émotionnelle propre à cette scène post-internet qui l’empêche de tourner en rond trop longtemps. Un disque au taux de glycémie parfait, extrêmement bien balancé entre expertise sonore et sentimentalisme profond . Un très beau voyage.