Could We Be More

Kokoroko

Brownswood Recordings – 2022
par Émile, le 20 septembre 2022
7

Si l’amour dure trois ans, combien peut durer l’attente ? Kokoroko est apparu dans nos radars entre 2017 et 2018, au moment où les petit·es surfeurs·euses de l’actu que nous sommes voyaient poindre une vague du jazz anglais probablement amorcée depuis plusieurs années. En cinq ans, la vague s’est transformée en un mouvement, des artistes sont apparus, ont parfois disparu, laissant une certaine stabilité se concentrer autour d’une Londres en effusion permanente. Cinq ans, c’est également le temps qu’il aura fallu au groupe de Sheila Maurice-Grey pour sortir Could We Be More. Presque cinquante minutes et quinze titres pour rassasier un public, qui même en gros morfal... n’avait peut-être plus vraiment faim ?

On exagère un peu mais, en cinq ans, le groupe a fait beaucoup mais n’a pas offert grand-chose. Des petits moments de tournée, en partie avortés par la crise sanitaire, un véritable EP qui avait légitimement fait monter la hype, et quelques titres rendus publics de-ci de-là. Alors quoi ? On les a enfermés dans un studio et balancé la clé ? Ou bien ce Could We Be More se veut une telle révolution qu’il aura fallu tout ce temps pour le concevoir ? Ce serait se méprendre que d’attendre autant du disque, parce que le Kokoroko qui vient de sortir son album n’est pas du tout le Kokoroko qu’on a connu à ses débuts, ni celui qu’on avait loué pour son quatre-titres éponyme. Depuis le printemps 2019, le line-up du groupe a radicalement été transformé. Parmi les changements importants, on peut noter la disparition d’Oscar Jerome à la guitare, remplacé par un Tobi Adenaike-Johnson plus classique dans son jeu jazz, mais aussi plus apte à légèrement pousser le groupe vers une atmosphère rock, ce qui s’entend à merveille sur « War Dance » et se retrouve également beaucoup en live. L’arrivée de Duane Atherley à la basse, si elle s’entend moins facilement que les changements à la guitare, n’a pas du proposé un obstacle moins difficile à l’intégration dans le collectif étant donné l’importance que Kokoroko place dans l’instrument. Comme dans les titres qui l’ont précédé, dans Could We Be More, la basse ne soutient pas les morceaux, elle chante autant que les cuivres. Le très Khruangbin-esque « Thoses Good Times » en est le parfait exemple.

On imagine également la complexité d’accoucher d’un tel disque étant donné la diversité des musicien·nes qu’on y trouve. Comme l’expliquent très bien Sheila Maurice-Grey et le percussionniste Onome Edgeworth : « Chacun d’entre nous vient d’un milieu musical différent ». Prendre en compte les sensibilités et offrir un disque capable d’être une synthèse autant qu’une proposition, voilà un défi de premier ordre. Heureusement, « ce qui nous unit, c’est notre amour commun pour l’afrobeat et le highlife, que ce soit Ebo Taylor ou Pat Thomas ». La production multiculturelle africaine de la deuxième moitié du 20e siècle étant déjà un patchwork faisant cohabiter l’Ouest africain, le blues, les musiques folk et les Caraïbes, elle a pu soutenir le minutieux projet qu’est Kokoroko. C’est cette harmonie maîtrisée qu’on retrouve sur un des plus beaux morceaux du disque (et de la carrière du groupe), « Home ». Faisant suite à un interlude clignant de l’œil aux musiques plus traditionnelles, du Ghana à la Guinée, il amorce une fin d’album très consciente d’elle-même et qui laisse la place à chacun des membres du groupe d’être ce qu’il est.

C’est certain qu’après des morceaux comme « Home », on regrette d’autres titres qui font moins ressortir le talent et l’audace de traditions comprises comme dépassées, et sont plus téléphonés, comme cet autre clin d’œil à Funkadelic un peu trop appuyé dans le refrain du pourtant très beau « Something’s Going On », ou celui au highlife avec un « Ewà Inù » un peu oubliable bien que très proprement arrangé. Mais c’est oublier que, malgré l’expérience et la justesse, Could We Be More est un premier disque de jazz et que, contrairement aux premiers disques de punk, on attend plus la suite qu’on la redoute.

 

 

Le goût des autres :