Cherry
Daphni
À chaque grand courant musical ses clichés - c'est de bonne guerre. Mais dans le cas de la musique électronique, s’il est bien une affirmation qu’il est difficile de contester, c’est qu’elle s’épanouit prioritairement dans des formats courts – singles, EPs, 12’’. De fait, quand des producteurs électroniques essaient de jouer les prolongations, il leur manque régulièrement un art du storytelling capable de rendre l’expérience captivante, ou une sensibilité mélodique (pour ne pas dire pop) leur permettant d’aller capter de nouveaux fans dans un public qui est davantage habitué à consommer sa musique au format album.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi Daphni rencontre un tel succès en 2022 : à la base, cet alias était façon de tracer une ligne de démarcation avec Caribou, projet protéiforme qui a toujours eu vocation à produire des albums au sens le plus classique du terme. Quand Daphni est né, le Canadien n’a jamais caché ses ambitions club, mais celles-ci ne pouvaient s’empêcher d’exister sous le prisme d’albums ou de mixes. D’ailleurs, hormis peut-être « Tin », la carrière de Daphni n’a jamais vraiment séduit par ses singles, mais plutôt par le capacité de son géniteur à voir les choses dans leur globalité – écoutez n’importe quel mix du bonhomme pour vous en rendre compte, à commencer par sa formidable sélection pour la série Fabriclive sortie en 2017.
Mais pour la première fois, Dan Snaith inverse complètement la tendance : ne cherchez pas d’arc narratif, celui-ci est tout bonnement inexistant. Par contre, tout dans Cherry donne l’impression que Daphni s’est donné pour mission de produire autant de bangers qu’il y a de titres sur ce troisième album. Et quand on sait que le tracklisting compte 14 pistes, on se dit que la mission est ambitieuse. Pourtant, elle est réussie, et avec un panache inattendu venant d’un producteur qui avait jusque là plutôt tendance à jouer la carte du minimalisme et du raffinement. Qu’on se rassure, Daphni n’a pas viré brostep ou EDM, mais dès les premières secousses de « Arrow », tout dans Cherry sent bon la sudation collective en peak hour.
Mais ce qui surprend peut-être le plus avec ce disque, c’est l'envie de Daphni d’aller se frotter aux plus grands noms de la house ou de la techno, de leur montrer combien il est à l’aise sur leur terrain de jeu. Car il faut bien se dire que jusqu’ici, on avait plutôt tendance à ranger Daphni dans la case « producteur de musique électronique pour gens qui en écoutent assez peu », aux côtés de Four Tet, Moderat ou Floating Points. Sauf qu’à l’écoute de morceaux aussi énormes, dans tous les sens du terme, que « Fly Away », « Take Two » ou « Cherry », on sent une volonté inébranlable de démontrer une maîtrise absolue des codes de la house et de la techno. Et si on n’a jamais douté qu’un boulimique de musique comme Dan Snaith connaissait son Jeff Mills, son Robert Hood, ou son Derrick Carter sur le bout des doigts, on ne l’imaginait pas se lancer un jour dans une telle démonstration de force, chirurgicale, et qui n’a heureusement rien du roulement de mécaniques stérile. Bien au contraire, avec Cherry, Daphni s’installe comme une des valeurs les plus sûres de la musique électronique actuelle, quand bien même le disque aurait gagné à se structurer de façon plus intelligente.